La salle Gaveau en fête avec I due Foscari de Verdi.
Il était difficile, ce 12 février 2022, d’imaginer plus belle distribution pour l’opéra de jeunesse de Verdi. Placido Domingo a renouvelé une nouvelle fois un miracle d’incarnation alors qu’Anna Pirozzi s’affirmait toujours comme la grande titulaire du rôle et qu’Arturo Chacon-Cruz livrait une interprétation passionnée du fils du Doge.
En décembre 2020, nous profitions d’un moment de répit de la pandémie pour assister à une représentation exceptionnelle de l’opéra à Monte-Carlo, représentation dont nous ressortions quasiment en état de choc, face à une telle adéquation entre les interprètes et l’œuvre. Tirée de la tragédie de Lord Byron, l’œuvre de jeunesse de Verdi est reprise une bonne année après, à la salle Gaveau avec une distribution où l’on retrouve Placido Domingo et Anna Pirozzi, tandis qu’Arturo Chacon-Cruz remplace Francesco Meli.
On ne niera pas que la salle de concert du 8e arrondissement de Paris est moins adaptée pour ce répertoire que le Grimaldi Forum de Monaco. La salle est de dimensions modestes et aucun dispositif de surtitrages n’est mis en place, condamnant les spectateurs à se replonger dans des plaisirs oubliés depuis les années 90, alors que, pour suivre un opéra, il fallait en comprendre la langue ou venir avec le livret en main.
L’ensemble Appassionato, une formation adéquate pour cette œuvre à la salle Gaveau
Cela étant, l’Ensemble Appassionato dirigé par Mathieu Herzog est une formation idoine pour la scène de la salle qui sait jouer, durant toute la représentation, des contrastes, des nombreux moments exacerbés au rythme parfois échevelé d’une partition à laquelle se plient sans problème les solistes. En contrepartie du positionnement de l’orchestre et de son exposition, les instruments sollicités lors des thèmes choisis par Verdi, la clarinette, la flûte, les cordes, ressortent avec une belle clarté.
Quel trio de solistes !
Arturo Chacon-Cruz dispose d’une voix capable d’exprimer toute la tension correspondant au personnage exalté qu’est Jacopo Foscari. À l’écoute, le premier air avec cavatine et cabalette semble le pousser dans ses retranchements et cette tension est, alors, menée à son extrême ; l’instrument plie, mais ne rompt jamais et l’ensemble est couronné d’un superbe aigu longuement tenu. Lors de la scène de la prison, après une belle introduction d’alto et violoncelle, par des accents éperdus, il traduit la perte de sa raison et ses hallucinations spectrales et, sur un rythme soutenu, interprète une fascinante course à l’abîme teintée d’expressions de désespoir saccadées, avant de faire une magnifique démonstration vocale face à Lucrezia. Au troisième acte, dans un crescendo admirablement mené, sa dernière intervention sera marquée de douleur et de déraison et sa cavatine, All’infelice veglio, alors qu’il emplit son incarnation d’un vibrato plein de larmes, est totalement bouleversante. Ce faisant, il aura su habiter magistralement le personnage et ses angoisses durant toute la soirée.
L’entrée en matière d’Anna Pirozzi en Lucrezia la montre immédiatement impériale et confirme alors qu’elle est incontestablement, aujourd’hui, la soprano qui survole sans partage ce répertoire. D’une ampleur vocale impressionnante, elle s’autorise des attaques redoutables tout en conservant une ligne musicale admirable et des piani superbes. Dans le duo avec Francesco Foscari, l’on sent autant la femme déterminée que celle amoureuse, alors que les pleurs du Doge lui redonnent espoir sur le sort de son mari. Dans celui avec son époux, elle est celle qui soutient le condamné, sans pour autant cacher son désarroi. Certes quelques aigus seront un peu durs, notamment en début de représentation, mais l’on reste ébaubi devant une telle maîtrise face à cette artiste qui ne cesse d’enchaîner Abigaille, Lady Macbeth et Turandot dans les théâtres européens, tout en conservant beauté et intégrité de l’instrument.
Domingo est Foscari
Et bien sûr… il y avait Placido Domingo. Acclamé lors de son entrée en scène par un public prêt à lui faire la fête, il se montre immédiatement très en voix (malgré une annonce de rhume) et émouvant dès sa première scène, alors que le vieux Foscari se lamente d’être à la fois père et doge. Apportant à chaque scène, et même à chaque phrase, sa science de l’interprétation, il semble, une fois encore, littéralement métamorphosé en Francesco Foscari. Pour apporter toute sa force à la fin aride de l’acte III, il faut un Domingo. Il vibre alors avec son cher Verdi, ce compositeur qui a ponctué sa carrière de tant d’exploits. Nous ensorcelant, il nous transporte de la main tremblante du vieillard qu’il incarne, dans la Venise du XVe siècle et l’art du chant est alors fabuleusement porté par cet esthète. Nous faisant partager sa fin dramatique, il nous mène au bord des larmes tant il sait se fondre et humaniser son personnage.
À ce trio superlatif d’artistes, s’ajoutent trois seconds rôles très bien tenus avec le Jacopo Loredano d’Emanuele Cordaro, dont la voix parvient, dans un rôle ingrat, à cependant en faire ressortir toute la méchanceté, avec Diego Godoy en Barbarigo dont la voix de ténor, charpentée et puissante, surprend à chaque instant et avec la Pisana solide d’Arianna Giuffrida.
Quant au chœur, il montre une belle ardeur, notamment dans la scène de fête sur la Place Saint-Marc.
Lorsque la représentation s’achève et que les derniers accents du vieux Foscari résonnent douloureusement, le public réuni à Gaveau est arrivé au terme d’un beau voyage, un voyage « totalement XIXe siècle » tout de drame et de passion. Le bruit et la fureur de ce premier Verdi aura captivé le public, car il avait face à lui des interprètes d’exception, prêts à tout donner et à rendre justice à une œuvre que l’on doit éveiller de temps en temps. À quelques jours de la Saint-Valentin, cette équipe superbe s’est employée à le faire, avec un magnifique baiser disant l’amour profond porté au grand Giuseppe qu’ils ont si magnifiquement servi.
Visuel : © Paul Fourier et © Alain Hanel / Opéra de Monte-Carlo 2020