Au Capitole de Toulouse, La Gioconda de Ponchielli baigne dans la guerre des sexes
La production de l’opéra de Ponchielli par Olivier Py, créée en 2019 à Bruxelles, était reprise au Capitole de Toulouse. Le choc, symbiose parfaite de la mise en scène, de l’excellence de l’orchestre, du chœur et des chanteurs, est intact.
Deux ans et demi et une pandémie après, l’on retrouve la création du Théâtre de La Monnaie, production qui avait marqué la saison 2018-2019. Le clown, directement tiré des ouvrages de Stephen King est toujours présent et sa figure maléfique incarne non seulement Barnaba, le monstre, mais plus généralement cette race d’hommes dont la nature est de persécuter les femmes. Dans ce camp, Alvise Badoerao, le chef de l’inquisition, ne vaut guère mieux que son homme de main.
Une lutte à mort entre femmes et hommes
Car, si La Gioconda, opéra tiré d’une pièce de Victor Hugo est un drame romantique, il dépeint aussi une lutte inégale et mortelle entre la gent masculine et la gent féminine.
Nous sommes en présence d’un côté, de ceux qui cherchent leur plaisir dans la contrainte et le viol ou conduisent leur victime au cercueil, de l’autre, de celles qui tentent de survivre, d’enfreindre les règles phallocentriques et évoluent dans une adversité permanente dont le prix est, à coups sûr, la mort. Alvise, son époux donne à Laura, maîtresse d’Enzo, la fiole de poison avec laquelle elle doit se suicider. Pour atteindre Gioconda, on qualifie la Cieca (“l’aveugle“), sa mère – pauvre femme pieuse – de sorcière, appellation commode pour la conduire au bûcher (ou ici, à la strangulation et la noyade).
Quant à Gioconda, son triomphe sur Barnaba réside dans la dague qu’elle se plonge dans le cœur, ne le laissant alors posséder que son cadavre. Certes, finalement, le destin de cette Gioconda, orpheline, pas aimée par celui qu’elle aime et salement désirée par un monstre, ne peut avoir d’autre issue que la mort. Mais son immolation devient alors un geste plus sublime et symbolique que celui totalement désespéré d’autres héroïnes romantiques. Pour elle, cette mort, à la fois arme ultime et sacrifice qu’elle choisit pour la salvation des autres femmes, signe paradoxalement sa victoire. Que le grand air de la soprano débute par le mot “Suicidio” est d’ailleurs révélateur de la puissance de l’acte dans le récit.
Certes, dira-t-on, le capitaine (et ténor) Enzo Grimaldo n’est pas de la troupe des oppresseurs, mais, trop centré sur lui-même, il n’est d’aucune aide aux femmes qui ne doivent leurs réussites qu’à elles-mêmes et à leur solidarité. Les rapports de sexe étant réduits à contraintes ou conquêtes, l’homme dans Gioconda, chez Hugo, chez Ponchielli et Boïto, est soit un monstre, soit un être transparent.
Confier cette tragédie morbide à Olivier Py ? Une évidence !
On le sait, le metteur en scène s’épanouit dans ces œuvres excessives qui, selon, ses propres termes, « ont fait déborder toute idée de bien-pensance, de bienséance et même de vraisemblance ». Il se retrouve dans ces cauchemars où l’onirique est très présent. « Quand c’est long, que c’est lourd, que c’est violent, que c’est sombre et que cela n’a pas été monté depuis 150 ans, on appelle Olivier Py », avoue-t-il malicieusement dans une vidéo diffusée à l’occasion de cette reprise.
Certains reprochent (et reprocheront toujours) à l’artiste flamboyant et dérangeant, son gout pour l’excès, le sexe, les images violentes mêlant Éros et Thanatos, les gestes exagérés confinant parfois au ridicule. Mais, incontestablement, de cette Gioconda, l’une de ses plus grandes réussites, l’on retient que nul mieux que lui, ne pouvait nous plonger dans cet univers glauque, nous violenter et violer symboliquement et nous permettre d’accéder, par effraction, à cette histoire extrême qui n’est pas un conte de fées mais un cauchemar parfois invraisemblable, avec ses personnages outranciers.
Il y aurait ainsi tant à dire des idées qui imprègnent cette production, de cette noirceur qui, jamais, ne voit percer lumière ou espoir, de cette eau non nourricière où l’on patauge et se noie. De cette opposition entre le rosaire de la Cieca et la croix ostentatoire d’Alvise mettant face à face la religion des pieux et celle des opportunistes, de ces corps nus, de ces étreintes et viols et des gémissements qui les accompagnent. De ce cercueil qui s’ouvre régulièrement pour accueillir un cadavre…forcément féminin. De ces embarcations figurées comme les bateaux de croisière qui, à terme, contribueront à noyer Venise, la Sérénissime.
Comme toujours, il y en a trop, mais trop est un concept inconnu de Py. Il nous entraîne dans un mouvement ininterrompu d’où le spectateur sort essoufflé, en état de choc et, à entendre ses acclamations, ravi de cette injection de philtre empoisonné et de l’adrénaline qu’il a produite.
Drame morbide, certes, mais musique magnifique
Dans son ouvrage de référence « 1001 opéras », Piotr Kaminsky décrète que « Quiconque résiste (à Gioconda) est un menteur ou n’aime pas l’opéra ! ». La sentence est radicale, mais il est difficile de ne pas s’y rallier.
L’œuvre qui s’inscrit dans la fin du règne de Verdi (qui composera néanmoins encore quatre opéras dont Don Carlos, Otello et Falstaff), est une quintessence de mélodrame grandiose, à la pression dramatique remarquable et à la musique passionnante de bout en bout.
Elle exige cependant six chanteurs de premier plan adjoignant au quatuor soprano-ténor-baryton-mezzo-soprano du Trouvère, une basse (Alvise) et un alto (la Cieca), tous nantis de très beaux airs mais qui doivent relever bien des défis vocaux et dramatiques.
En Alvise, Roberto Scianduzzi emplit honorablement le contrat, délivrant notamment au troisième acte un bel air « Si, morir ella de’ ! » mais, qui manque un peu, toutefois, de la noirceur et de la hargne machiste du personnage.
Certes, Agostina Smimmero n’est pas un alto et, dans le rôle de la Cieca, cela retire de la singularité et de la personnalité, à cette victime d’être mère d’une femme désirée, mais elle sait, cependant, apporter toute la sensibilité dramatique nécessaire, l’emphase et finalement provoquer l’émotion dans l’air « Voce di donna o d’angelo ».
En Laura, la femme que l’amour rend plus fragile que Gioconda, sa sœur d’infortune, Judit Kutasi possède un matériau vocal, certes un peu monocolore, mais d’une puissance impressionnante. Ces moyens superlatifs – qu’elle a parfois du mal à contenir – produisent leur effet, notamment dans l’un de ces duos de harpies que l’art opératique adore.
On l’a dit, Enzo est un personnage finalement falot (auquel Py s’intéresse moins qu’aux combattants qui se font face) ce qui est ingrat pour le ténor. Cela n’empêche pas Ramon Vargas de délivrer un chant d’une grande noblesse pour ce Prince déguisé et traqué comme un voleur. Certes, les aigus plafonnent désormais, mais son air « Cielo e mar ! » est splendide.
Le duel principal se joue entre Barnaba et Gioconda, entre le mal et son antidote
Rien ne manque à Pierre-Yves Pruvot dans le rôle de l’immonde Barnaba, rôle qui comme Iago ne saurait se résumer à une voix, tant il faut parvenir à dégager la noirceur de personnage, aussi profonde qu’un poison qui coulerait dans les veines d’un monstre sans foi ni loi. Ce monstre, il l’incarne physiquement et use, exactement quand il faut, d’accents vipérins, empreints de violence. Aboyant pratiquement son « O monumento ! », il trouve le ton juste et donne toutes les nuances de noir à ce personnage qu’Hugo avait voulu secondaire et que Ponchielli a mis au premier plan.
Quand Béatrice sort ses griffes…
La voix de Béatrice Uria-Monzon, au fil du temps, est devenue un alliage singulier. Passée d’un répertoire de mezzo-soprano (quelle Carmen elle fut !) à ceux lourds de sopranos dramatiques, elle laisse transparaître, désormais un manque d’assise dans certains des registres. Cela laisse dubitatif en toute première partie, alors que Gioconda n’est encore qu’une fille de la rue qui protège sa mère et une femme sans grande personnalité amoureuse d’Enzo, car l’on anticipe la difficulté du rôle et les embûches à venir.
Sauf que… la Uria-Monzon s’épanouit dans la tragédie ! Et l’on peut précisément identifier un point de bascule de cette tragédie dans le récit, à savoir, à l’acte II, son affrontement avec Laura (« E un anatema »). Ce duo violent dévoile la rivalité entre les deux femmes, rivalité à laquelle se substitue vite, par la grâce d’un rosaire, l’établissement de leur sororité. Tiraillée entre jalousie et bienfaisance, Gioconda, en guerrière, choisira le combat contre la vilenie des hommes, au prix, s’il le faut, de l’abnégation dans l’amour et de sa propre mort.
Elle s’instaure ainsi en personnage hors-norme, personnage qui exige une incarnation qui transcende naturellement la voix et, là, Béatrice Uria-Monzon a de la ressource. La soprano sait magnifier le personnage, cette femme du peuple, chanteuse des rues… finalement, une moins que rien que le destin rend extraordinaire.
Son chant s’appuie ainsi sur le geste dramatique, sur la passion, la fureur et l’extrémisme des actes. On ne qualifiera le personnage, ni ses actes, de féministe tant ce terme est aujourd’hui galvaudé. Non, elle incarne la force surnaturelle de l’héroïne, celle qui doit déployer une énergie considérable pour contrefaire des monstres. Avec sa chevelure rousse, impériale dans sa robe de lamé, elle emporte tout sur son passage et étourdit les spectateurs par sa puissance en fin des actes II et IV.
Évidemment, la réussite du spectacle est également à mettre au crédit d’un Orchestre national du Capitole mené de main de maître par Roberto Rizzi-Brignoli. Certes, dans Gioconda figurent de très belles pages orchestrales (dont la célèbre danse des heures), mais l’essentiel réside moins dans la célébration esthétique que dans le fait de soutenir durant deux heures et demie, une pression ininterrompue pour cet opéra étouffant.
Dans un travail d’équipe exemplaire, orchestre et mise en scène s’accordent sur un même tempo ; la musique est entièrement au service de l’action et de sa traduction par Py et le résultat est d’une force incroyable ! Quant au chœur – et à la maîtrise – du Capitole (direction : Alfonso Caiani), il accompagne, avec une homogénéité et une ardeur exemplaire que ne refroidit par son évolution dans les eaux de la lagune, la lutte à mort des protagonistes.
L’on ne saurait oublier enfin les danseuses et danseurs qui donnent littéralement corps à la dimension puissamment violente et sexuelle de cet opéra. Grâce à eux, cette danse des heures qui vit, en d’autres époques, gentils hippopotames, éléphants et autruches faire des entrechats chez Disney, plonge désormais dans un viol consommé qui débouche, en galop, sur une revue de music-hall. Ce n’est pas là, la moindre des images qui nous aura traumatisés et plongés avec délectation dans les profondeurs pestilentielles de ce magnifique opéra.
Visuels : © Mirco Magliocca