Alleluia ! Le spectacle lyrique reprend avec le Messie au TCE
Quel bonheur de retrouver enfin le spectacle lyrique vivant ! Retrouver ce qu’on avait perdu derrière notre écran ou dans notre casque : l’impact physique des instruments et des voix sur l’auditeur, la présence des chanteurs sur scène, dans une conjonction de lumières, de costumes, d’accessoires. En somme, le bonheur de vivre de nouveau ce moment unique qu’est une représentation, rencontre singulière entre des artistes et des spectateurs.
Comme le faisait remarquer Michel Franck, directeur du Théâtre des Champs-Élysées, avant le début de la représentation, c’est un heureux hasard qui a voulu que le théâtre rouvre avec Le Messie de Haendel, après six mois de fermeture : les représentations étaient prévues telles quelles bien avant le confinement. Créée à Salzbourg en janvier dernier, la production est arrivée au TCE avec un casting quasiment identique. Seul Richard Croft a dû se retirer de la production, remplacé au pied levé par Stanislas de Barbeyrac.
On ne peut s’empêcher de faire mention d’un autre heureux hasard : que la mise en scène de ce Messie soit confiée à Robert Wilson. On a pu voir fuser pendant le confinement de nombreuses plaisanteries au sujet de la parfaite compatibilité, prophétique, de l’esthétique du metteur en scène américain avec les impératifs de distanciation physique que nous devons observer dans le contexte sanitaire actuel. Un spectacle de Wilson se reconnaît immanquablement à son espace scénique épuré et bleuté, parcouru de lumières structurantes, et à la stylisation extrême de la gestuelle des chanteurs. Une esthétique à part entière, plus qu’un style, ayant produit ses propres codes, éloignés de l’expression naturaliste des affects propre au théâtre traditionnel, et dont l’ensemble chercherait à mettre à distance l’œuvre mise en scène pour mieux la reconsidérer.
L’œuvre de Haendel, ici révisée par Mozart et donc chantée en allemand, n’est pas un oratorio porté par une action dramatique. Il s’agit plutôt d’une compilation de textes tirés de la Bible et du canon liturgique anglican rassemblés par le librettiste de Haendel, Charles Jennens. Ainsi, l’application de l’esthétique wilsonienne au Messie est à double tranchant : l’absence de drame colle parfaitement avec les codes du metteur en scène, laissant l’œuvre apparaître comme une succession de tableaux contemplatifs à l’esthétique soignée. Cependant, la trop parfaite adéquation de l’œuvre avec ses codes habituels force Wilson à faire appel à des éléments symboliques assez hermétiques qui apparaissent comme des points de friction forcés : par exemple ce homard tenu en laisse par un homme acéphale en costume, qui relève aussi bien de l’esthétique surréaliste (on y voit du Dalì et du Magritte) que d’une pensée assez obscure sur la condition de l’homme. La présence d’un danseur vêtu de paille, pour belle qu’elle soit, reste également bien mystérieuse. Les scènes d’une grande sobriété où des projections vidéos ou des dispositifs scéniques minimalistes, comme la colonne de fumée qui s’échappe du plateau lors du « He was despised » (ici « Er ward verchmähet »), sont finalement les plus réussies.
La version du Messie choisie pour cette série de représentations n’est pas celle qu’on a coutume d’entendre le plus souvent, mais une révision de la main de Mozart, qui avait mis l’œuvre au goût viennois, notamment en retravaillant complètement la partie orchestrale. Marc Minkowski, à la tête de Musiciens du Louvre en superbe forme, met parfaitement en valeur les contrechants ajoutés par Mozart et la forte présence des clarinettes et des trombones dans certains numéros, instruments absents dans la partition originale, contribuant par moment à conférer au Messie une parenté avec le Requiem. Les timbres francs des instruments d’époque et la conviction avec laquelle les instrumentistes défendent cette version moins contrastée mais plus grave et tortueuse que l’originale emportent l’adhésion.
Sur scène, les chanteurs occupent tous un rôle fixe, sauf la soprano Elena Tsallagova qui se métamorphose tout au long de la représentation. Celle qui reste pour beaucoup de Parisiens la Mélisande de rêve surgie de la mise en scène du même Wilson à l’Opéra Bastille, apparaît d’abord comme une figure angélique, avant de devenir une sorte de Charon au féminin, imprégnée de l’imaginaire wagnérien (elle pourrait être une Walkyrie avec sa lance). Sa voix flûtée qui brille comme l’argent lui confère toujours une présence scénique irradiante et sa musicalité lui permet de briller dans les airs les plus agiles de l’œuvre.
Stanislas de Barbeyrac, lui, occupe tout au long de la représentation le rôle d’un bonimenteur, qui grimace et sautille en musique. Il semble se réjouir d’occuper ce rôle comique, qui apparait comme une incarnation de la réjouissance spirituelle et du rire propre à l’homme. D’une voix puissante et bien timbrée, il aborde sa partie avec un style plus mozartien qu’haendelien, mais cela ne saurait ici être contre-sens.
La mezzo-soprano Helena Rasker déploie une voix chaude et pleine d’expressivité, notamment dans l’air déjà cité « He was despised » qu’elle contribue à faire l’un des moments les plus aboutis de la soirée. La voix de José Coca Loza demeure quant à elle encore un peu verte pour ce rôle de basse qui exige des graves profonds et une grande agilité. À l’aise dans l’aigu, il l’est beaucoup moins dès qu’il s’agit de descendre dans les graves et le volume sonore de la voix reste toujours peu élevé.
On ne peut pas, dans une telle œuvre, ne pas faire mention du chœur, qui en occupe quasiment le rôle principal. Or le Philharmonia Chor Wien remplit son office avec brio. Capables des nuances les plus extrêmes, les choristes chantent dans un allemand impeccable et savent mettre en valeur dans certains numéros les différences de ligne entre les pupitres, dans d’autres faire preuve d’une pleine homogénéité sonore.
Une soirée réjouissante pour une ouverture de saison qu’on espère durer le plus longtemps possible. Les spectateurs, distanciés et masqués, semblent sortir ravis de la représentation, emportant avec eux une rose offerte par le personnel du Théâtre des Champs-Élysées en témoignage de leur affection. Ce temps passé loin des théâtres lyriques nous rappelle aussi que nous les chérissons, et le Théâtre des Champs-Élysées tout particulièrement.
Crédit photographique : Vincent Pontet