
Les Océanographes, la bonne pêche d’Émilie Rousset et Louise Hémon au T2G
Au T2G et au Festival d’Automne, le merveilleux duo de metteuses en scène (et un peu enquêtrices aussi !) composé d’Émilie Rousset et de Louise Hémon s’attaque cette fois à la (non) place de la parole des océanographes dans l’espace public.
Le travail d’Emilie Rousset et Louise Hémon part toujours de la réalité, comme pour un documentaire. En 2018, le Festival d’Automne avait programmé Le Grand Débat, qui était de nouveau à voir cette année au Théâtre de Gennevilliers. L’année dernière, Émilie Rousset et Maya Boquet donnaient une version performative, déambulatoire du procès de Bobigny qui était d’une exigence sans nom. La pièce se donne d’ailleurs de nouveau cette saison. Les Océanographes s’inscrit dans la même recherche d’une autre forme de théâtre documentaire.
La scène pensée par Nadia Lauro ressemble à un fond marin. Il y a des feuilles blanches empilées comme des coraux. Assise aux ondes Martenot, un piano électroacoustique, Julie Normal provoque la bande-son émotionnelle de la pièce. Elle met en bruit et en ambiance le récit porté par ces deux géniales comédiennes Saadia Bentaïeb et Antonia Buresi qui incarnent trois océanographes, Anita Conti, Dominique Pelletier et Julien Simon, ayant tous en commun une chose : ne jamais avoir été entendus, mais pour des raisons différentes.
Anita Conti est la « première femme océanographe française, pionnière de l’écologie, première scientifique à pénétrer le monde fermé des marins et à en témoigner ». Sauf que la misogynie organisée des années 1950 a choisi Jacques-Yves Cousteau comme héros. Les deux autres parlent aujourd’hui. Ils questionnent le respect des fonds marins et bannissent le chalut. Les océanographes alertent sur l’appauvrissement du monde maritime sans que cela ait de grands effets.
Émilie Rousset et Louise Hémon jouent avec merveille sur la ligne de crête du corail. Les deux immenses comédiennes – c’est d’ailleurs drôle de voir Saadia Bentaïeb, dont le nom est tellement associé aux pièces de Pommerat où elle est toujours vêtue de noir, ici en vert pomme ! – décalent leurs voix et leurs corps, le récit est amené avec une distance au bord de la parodie, juste au bord, exactement à la bonne place. Cela fait qu’elles nous embarquent totalement sur leur bateau. Pour arriver à obtenir cela, un spectacle de funambules sur mer, il en faut du talent et du travail !
Ce fil fin est aussi celui du double sens. Tout au long de la pièce, qui offre nombre de moments cultes – il faut voir Saadia Bentaïeb commenter des diapos que nous ne voyons jamais, sur la vie des marins à bord, ou, plus tard, Antonia Buresi nous présenter un par un les poissons de son film, évidemment invisible ! –, on entend des punchlines à diffuser : « Les demoiselles on ne les compte pas », « Y a-t-il d’autres métiers où on ne peut pas échouer ? », « C’est un théâtre ! »
Vous l’aurez compris, Les océanographes comporte autant de lectures qu’est profonde une mer. Il est génial de regarder la parole scientifique dans sa diversité historique. Si la vision d’Anita Conti, pensée au milieu du XXe siècle, est dépassée et peu connue aujourd’hui, elle reste précurseuse dans sa perception à la fois d’une pêche plus équitable et du mode de vie des marins. Elle est essentielle et d’avant-garde. Et grâce à Rousset et Hémon, son livre Racleurs d’océans, qui réunit ses prises de vues et ses textes, parvient à se vendre à un public non-scientifique.
Merci, on plonge !