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Gaëlle Bien-Aimé sur son texte “Port-au-Prince et sa douce nuit” : “J’écrivais d’un lieu de chaos”

Gaëlle Bien-Aimé sur son texte “Port-au-Prince et sa douce nuit” : “J’écrivais d’un lieu de chaos”

04 May 2023 | PAR Julia Wahl

Invitée d’honneur du Festival des langues françaises, Gaëlle Bien-Aimé nous parle de son théâtre et de son combat féministe à Port-au-Prince.

Vous avez obtenu le prix RFI théâtre en 2022 à Limoges pour Port-au-Prince et sa douce nuit. Qu’est-ce que, d’après vous, ça a apporté dans la réception du texte ?

Ça commence tout juste. J’espère qu’il y aura plus de choses par rapport à ce texte qui est très dur pour moi. J’écrivais d’un lieu de chaos, d’une noirceur profonde et voir ce texte partir entre les mains de gens qui n’ont pas connu ce chaos ou tout ce que je vis, ça pourrait donner une certaine fraîcheur, une légèreté, un truc que je ne saurais pas mettre. Comme ça, je pourrai revenir sur l’écriture.

Le texte n’est pas figé ?

Il est fini, mais il y a un truc que je ressens depuis déjà deux ou trois mois : tout s’est aggravé à Port-au-Prince et je me suis dit qu’il faut que je le mette dans la pièce. J’y parle de la peur, mais je ne l’avais jamais ressentie comme je l’ai ressentie ces trois derniers mois. Je ne dors plus depuis pas mal de temps. J’ai besoin de parler de cette peur-là et de ce de ce sentiment qu’il y a un jour après l’autre, on ne peut pas planifier. Il faut oublier ça : on vit au jour le jour.

Pouvez-vous parler de l’école de théâtre que vous avez fondée en Haïti, ACTE ?

ACTE est une école d’art dramatique, parce que c’était nécessaire pour nous [Amos César, Billy Élucien et elle-même] de former des gens. Amos et moi, nous sommes privilégié.es dans la mesure où nous avons eu une école, le Petit Conservatoire. Elle était toute petite, il n’y avait pas de subvention, mais Daniel Marcelin, qui y était professeur, nous a donné tout ce qu’il savait. Donc, on a eu l’idée folle de faire cette école parce que j’ai vu que l’école nationale avait plein de problèmes et qu’il fallait bien former des gens. Ensuite, il y a deux festivals de théâtre à Port-au-Prince, Quatre chemins et En lisant. Du coup, on a besoin d’artistes. Cette école n’a ni subvention ni absolument rien, mais par magie, nous existons. On a un petit local dans la zone de Turgeau. Malheureusement, c’est compliqué en ce moment, parce qu’il y a eu un affrontement entre la population et les gangs armés. Du coup, pour être safe, on a fermé le local et on s’est dit que, quand ça sera moins chaud, on va rouvrir. C’est un lieu où on a une bibliothèque, une cafeteria, on dort ensemble, on fait famille, on fait communauté. C’est le seul moyen de pallier toutes ces inquiétudes, toutes ces questions restées sans réponse, cette dépression collective : bosser et créer.

Avec les affrontements, les festivals que vous mentionniez, Quatre Chemins et En lisant, ne sont pas remis en cause ?

Non, parce que les gens veulent partir, mais ils ne partent pas tous en même temps et ils ne partent pas tous. C’est triste de voir partir des talents. Il y a des artistes avec qui je bosse, je sais qu’ils vont partir sur Montréal ou aux États-Unis et ça me fend le cœur. C’est fini le théâtre quand tu vas aux États-Unis et que tu es francophone. Mais il y a plein de jeunes qui sont là : mon festival féministe, en juillet, je le fais avec les jeunes qui sont à l’école ACTE.

Justement, pouvez-vous parler de votre festival féministe Négès Mawon ?

Négès Mawon est une initiative collective d’artistes et de journalistes. En 2015, nous sommes dit : « Il faut qu’on organise notre pensée féministe autour de la culture et des médias ». Le premier projet a été un petit documentaire sur les violences, avec des femmes qui avaient accepté de témoigner à visage découvert. En juillet 2016, on a fait notre premier festival, dont je suis la directrice artistique. C’est une organisation qui est jeune, mais qui est quand même dans le paysage des organisations féministes.

Nous avons une approche de travail très sensible dans la mesure où nous nous voulons être très créatif.ves, pour attirer plus de jeunes, parce que pour nous, la militance est cet éveil collectif. Il faut vraiment s’adresser à des jeunes entre 15 et 20 ans. Du coup, on est vraiment beaucoup sur les réseaux, dans la création visuelle, dans les trucs qui peuvent parler aux jeunes et, parallèlement, nous menons des actions politiques, à savoir des notes sur notre position par rapport à la communauté internationale sur l’ingérence en Haïti, sur plein de décisions par rapport au pouvoir en place, des décisions qui ne font aucun sens pour nous et qui font abstraction des réalités des femmes en Haïti.

Nous avons aussi un travail sur la prise en charge des victimes de violences que nous sommes en train d’expérimenter, c’est les marraines. A Négès mawon, on a des femmes qui sont sorties du cycle de violence et qui marrainent d’autres femmes. Nous ne faisons pas un travail psychologique, nous ne sommes pas psychologues, mais nous sommes disponibles 24 h sur 24 pour une victime. Cette présence constante a donné des résultats pour plein de femmes. Le combat féministe est vraiment un combat que, si tu lâches, tu perds tout, tout de suite.

Par rapport au choix de la langue d’écriture : vous écrivez en français, mais il y a toujours quelques passages en créole…

En 2019, mon travail a été choisi par la Maison des auteurs.rices à Limoges. A ce moment-là, je me dis : « Bon, je suis en Europe, il faut bien que les gens comprennent ce que j’écris, je vais écrire en français. » Je suis venue en résidence ici et c’est ainsi que j’ai écrit Que ton règne vienne. Après 2020, j’ai été bloquée à cause du COVID et c’est là que j’ai écrit Tranzit. Après, j’ai continué à écrire dans cette langue-là, dans le but que ça circule dans les milieux francophones en Europe et en Afrique. Mais je suis en train d’écrire en créole aussi, parce que je réalise que c’est très compliqué pour moi de circuler en Haïti aussi facilement. En Haïti, même s’ils comprennent le français, il y a un truc dans le créole qui rassemble les gens, qui les touche et qui est plus personnel.

Et quand vous avez commencé à écrire, en quelle langue écriviez-vous ?

Je mélangeais les langues. J’écrivais avec la langue de l’adolescente qui était chez les sœurs catholiques : c’était obligatoire de parler en français. Mes premiers poèmes étaient en créole et en français et la première pièce que j’ai écrite, Talon aiguille, talon d’Achille, était en créole et en français. J’ai gardé le créole quand je sentais le besoin de dire le créole. Je me disais : « Je vais mettre ce que ça veut dire en bas de page, débrouillez-vous francophones ! » [rires]

Sinon, je suis en train d’écrire une pièce à quatre mains avec Joeanne Joseph sur des femmes qui ont aimé un même homme. Il est mort et elles se rencontrent à des funérailles. Avec Joeanne, on voulait aborder le privilège masculin de pouvoir faire ce qu’il veut. Donc on voulait voir comment tuer cet homme symboliquement et garder ces femmes dans un échange sincère. C’est un texte créole. On procède ainsi pour l’écriture : elle écrit sept-huit pages qu’elle m’envoie, j’écris sept-huit pages que je lui envoie… Du coup, on a on a bossé toutes les deux sur les deux personnages.

Quel avenir voyez-vous à votre texte Port-au-Prince et sa douce nuit ?

Je ne sais pas, parce que je n’étais même pas consciente qu’il serait mis en scène [il s’agit de la mise en espace de Lucie Berelowitsch au Festival des langues françaises]. C’est un texte très intime, il s’agit de moi dans cette pièce et de la personne avec qui je partage ma vie. La question est que, moi, je ne peux plus rester, mais si, dans un couple, il y en a un qui ne veut pas partir, c’est impossible de bouger.

Vous avez l’impression de vous mettre à nu avec ce texte ?

Bien sûr. Trop même. Mais quoi raconter, sinon nous-mêmes ? C’est ce lieu de l’intime qu’il faut tenir pour être sincère. Je vais en faire une adaptation cinématographique pour 2024, un moyen-métrage avec deux personnages. J’ai l’impression qu’il faut que je montre cette ville du point de vue de Gaëlle. J’ai besoin de faire vivre cette ville dans ma tête sans la romantiser. Je n’ai jamais connu une ville tranquille : je suis née en 1987, après le départ de Jean-Claude Duvalier et 1987-1990, c’est coup d’État, coup d’État, coup d’État… Et puis le séisme… Je me rappelle de tout ce que ce séisme a fait en moi à chaque fois que la terre bouge. On ne s’est pas soigné de ça collectivement. A chaque fois que la terre bouge, on est défiguré.

Photo : David Duverseau

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Julia Wahl
Passionnée de cinéma et de théâtre depuis toujours, Julia Wahl est critique pour les magazines Format court et Toute la culture. Elle parcourt volontiers la France à la recherche de pépites insoupçonnées et, quand il lui reste un peu de temps, lit et écrit des romans aux personnages improbables. Photo : Marie-Pauline Mollaret

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