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Ronan Chéneau sur le Festival des langues françaises : “C’est en attaquant sur plusieurs fronts qu’on pourra imbiber les imaginaires”

Ronan Chéneau sur le Festival des langues françaises : “C’est en attaquant sur plusieurs fronts qu’on pourra imbiber les imaginaires”

06 May 2023 | PAR Julia Wahl

Ronan Chéneau est à l’origine du Festival des langues françaises (voir reportage) qui célébrait cette semaine sa cinquième édition. Il évoque sa naissance, ses évolutions et les artistes programmé.es cette année.

Le Festival des langues françaises célèbre sa 5e édition. Pouvez-vous m’expliquer comment en est venue l’idée ?

Au départ, il y a les pièces que je lis, parce que je participe à un comité de lecture qui s’appelle le QD2A, au Théâtre des Quartiers d’Ivry, et qui est l’ancien comité du Tarmac [théâtre parisien spécialisé dans la dramaturgie francophone, qui a fermé ses portes par décision du Ministère de la Culture malgré d’importants soutiens]. Il y a aussi des voyages que j’ai pu faire en compagnie de David [Bobée, alors directeur du CDN de Rouen] pour rencontrer des artistes, notamment sur le continent africain, au Congo et au Cameroun. C’est une littérature différente, parce que le théâtre est différent là-bas, la réalité est différente là-bas de chez nous en France, et néanmoins accessible, puisqu’ils nous font la chance d’écrire en français pour les raisons historiques qu’on connaît.

J’avais noté il y a une quinzaine d’années la relative absence de ce répertoire d’autrices et d’auteurs de la francophonie. Une chose aussi m’avait toujours un peu heurté, c’est la problématique de la dénomination « francophonie », parce que tout de suite, je la mets en parallèle avec ce qu’on appelle la littérature française. Et la littérature française, il y a une ambiguïté : cela veut dire à la fois la littérature en français et la littérature de nationalité française. Les rendez-vous où ces autrices et auteurs existaient un petit peu étaient des rendez-vous dédiés, qui ont fait un travail de pionnier remarquable, puisqu’ils étaient les seuls (les Francophonies et le Tarmac).

Après, j’ai commencé, en voyageant, à les rencontrer, à voir le travail aussi très fort que certains et certaines font chez eux, chez elles pour se réunir entre artistes, se battre pour que le théâtre existe. J’ai assisté au courage qu’ils et elles ont, dans des conditions très difficiles.  

J’ai été artiste associé ici il y a cinq-six ans, sous l’ère de David [Bobée] et c’était des préoccupations qu’on avait en commun : la volonté de promouvoir une visibilité de ces artistes, avec, pour lui, un endroit plus politique sur la question du racisme.  

Et donc, il me propose, en tant qu’artiste associé, une carte blanche, c’est-à-dire une enveloppe de quelques milliers d’euros pour promouvoir un début de projet. L’idée m’est venue là. On était depuis un an déjà associé au Prix RFI, avec cette idée qu’on accompagnait le lauréat ou la lauréate, qu’on lui proposait une étape de travail assez avancée. Je me disais : « Bon, c’est déjà bien, mais pour encourager la visibilité, il faut un temps resserré, un temps de festival avec ce répertoire trop méconnu, où j’inclus les autrices et auteurs dit.es de la francophonie, mais pas seulement. J’inclus aussi tout auteur et toute autrice qui écrit en français ». On célèbre la littérature de théâtre en français et on peut aussi bien entendre une première étape d’Agathe Charnet, qui est une autrice française, que Saeed Mirzaei, un Iranien qui écrit en français, ou le texte lauréat du Prix RFI de Gaëlle Bien-Aimé, qui est haïtienne [voir notre interview].

Avez-vous le sentiment que le festival permet à des textes méconnus d’avoir une vie théâtrale, avec une mise en scène et des dates de diffusion ?

C’est toute la question. Par exemple, Gaëlle [Bien-Aimé, autrice haïtienne] a été invitée l’année dernière avec ce très beau texte qui s’appelle Tranzit, qui me plaisait énormément, et elle revient parce qu’elle est Prix RFI, qui est une locomotive. C’est un prix qui a une énorme importance à l’étranger, en Afrique et dans les Caraïbes ou au Moyen-Orient.

Le rêve, ce serait qu’une production un jour aille au bout, c’est-à-dire se manifeste par une tournée, entre dans un réseau etc. On essaie de construire en imaginant des collaborations pour avoir des effets rebonds. Par exemple, Lucie [Berelowitsch] avait déjà inauguré le festival lors de sa première édition. Ça s’était très bien passé, parce qu’elle découvrait Penda Diouf, qui était moins connue que maintenant. Or, Penda Diouf est l’autrice à laquelle elle fait commande pour sa jeune création et il y a plein d’autres exemples comme ça. Lucie, elle est aussi directrice de CDN [le CDN de Vire], donc elle peut aussi, si l’aventure lui plaît, s’engager à la prolonger avec nous. On collabore aussi avec la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon, qui fait des résidences [d’autrices et d’auteurs de théâtre].  Au bout d’un moment, je pense qu’on va réussir à créer des cercles vertueux.

Et puis, sur le répertoire inclusif, il est logique d’attribuer beaucoup de rôles à des acteurs et actrices à la peau noire, parce que c’est des réalités haïtiennes, camerounaises etc. Donc, les metteurs et metteuses en scène vont chercher des acteurs et actrices à la peau noire, chose qu’ils n’ont pas forcément dans carnet d’adresses. Ainsi, il y a des rencontres qui se font.

C’est comme ça, en attaquant sur plusieurs fronts en termes de visibilité que, au bout d’un moment, il va y avoir comme une manière d’imbiber les imaginaires et les réflexes des professionnel.les.

On a aussi le sentiment qu’avec le réseau dont vous parliez, Limoges, la Chartreuse et ce Festival, les autrices et auteurs finissent par faire communauté, par bien se connaitre…

On m’a demandé : il y a trois autrices caribéennes [Emmelyne Octavie,  Béatrice Bienville et Gaëlle Bien-Aimé], est-ce qu’il y a une thématique, une couleur à ce festival ? En réalité, je ne les ai pas choisies, c’est elles qui nous choisissent par leur talent, puisque leur talent a fait qu’elles ont eu des prix.

Oui, elles se connaissent parce qu’elles se sont rencontrées à Limoges, à Avignon… Je crois que ça leur fait du bien, qu’il y a une émulation qui se crée. Cette communauté va s’étoffer et c’est à nous, structures labellisées et rendez-vous festivaliers, de créer des structures d’accueil suffisamment ambitieuses, suffisamment attractives pour les professionnel.les et le public.

Justement, à propos de l’édition actuelle, effectivement, les Caraïbes sont très fortes… Si vous deviez présenter cette édition par rapport à la précédente, qu’est-ce qui fait sa singularité ?

C’est la présence des autrices. Elles sont largement majoritaires. Je pense qu’il y a quelques années, il y avait plus de chances que ce soit trois auteurs et pas trois autrices. Donc les choses avancent et c’est pas parce qu’on est sur des mesures drastiques de quotas. C’est simplement parce que leur talent s’impose et qu’on commence à accepter de les lire, à ne pas leur préférer de manière spontanée des auteurs qui sont déjà connus.

Après, sans vouloir tirer les similitudes, parce qu’elles appartiennent à cette zone très très vaste des Caraïbes, il est étonnant de voir qu’elles écrivent toutes avec une très grande précision dans la langue et une conscience transdisciplinaire, parce qu’il y a du cinéma, de l’image. C’est très manifeste dans le texte de Béatrice [Bienville] parce qu’il y a aussi la question du film documentaire [sa pièce est écrite à partir de rushes destinés à un film documentaire] qui est abordée, mais je trouve que ça l’est aussi d’une certaine manière chez Emmelyne [Octavie] dans sa manière très juste de dialoguer [voir notre interview d’Emmelyne Octavie]. Chez Gaëlle, c’est un huis clos qui pourrait très bien être du cinéma de manière bergmanienne. Et puis, il y a des thèmes très politiques : l’histoire, la question de la colonisation. Et puis, des écritures, ça peut paraître slogan, mais résolument modernes, vraiment d’aujourd’hui.

Justement, à propos de la langue, le festival est un festival des langues françaises, alors que le français est historiquement la langue de la colonisation. Y aurait-il une place pour des langues minorées comme le créole ?

Pourquoi pas ? Après, c’est une question complexe, qui dépend des géographies.

Par exemple, la question avait été posée par une spectatrice à un auteur togolais, Elemawusi Agbedjidji : « Quel rapport avez-vous avec cette langue du français, puisque vous êtes très critique par rapport à son enseignement dans cette pièce qui s’appelle Transe-maître(s) [une pièce qui critique l’intention coloniale derrière l’enseignement du français] ? » Il a répondu : « J’écris en français, parce que c’est la langue qu’on m’a enseignée. » Il répondait par un état de fait : « Cet héritage colonial est le mien, je suis francophone, je ne me pose pas tellement la question. » Ça, je pense que c’est comme parlera quelqu’un du continent africain.

Pour quelqu’un de Guadeloupe ou de Guyane, ça va être différent, parce qu’ils et elles sont de nationalité française et il y a une coexistence du créole avec la langue française. Donc, le sentiment, je pense, peut être tout autre et, paradoxalement, peut-être plus violent, avec un sentiment de minorité dans sa propre sphère nationale. Donc, moi, j’aime les textes qui intègrent le créole comme le fait Gaëlle par exemple. Évidemment, ils me font signe particulièrement à l’endroit du festival. Je pense aussi aux autres langues minorées du territoire français, même hexagonal, comme le provençal.

A propos de langues minorées, vous avez programmé un poète qui écrit en langue des signes française. Quelle était la réflexion à l’origine de cette décision ?

Le CDN globalement porte beaucoup d’attention à ce qu’on appelle l’accessibilité. J’avais envie de renverser un peu la question [le fait de faire signer pour le public sourd un spectacle en français oral] en me disant : « Ces artistes existent par eux-mêmes, avec leur propre médium. » On a assisté avec François Brajou [poète LSF programmé mercredi] non pas à une traduction d’une œuvre française en langue des signes, mais à une traduction d’une œuvre en langue des signes en français. Donc, c’était aussi faire signe au public malentendant et sourd prioritairement.

Visuel : Ronan Chéneau

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Julia Wahl
Passionnée de cinéma et de théâtre depuis toujours, Julia Wahl est critique pour les magazines Format court et Toute la culture. Elle parcourt volontiers la France à la recherche de pépites insoupçonnées et, quand il lui reste un peu de temps, lit et écrit des romans aux personnages improbables. Photo : Marie-Pauline Mollaret

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