Spectacles
Emmelyne Octavie : “Ma page, ça devient ma scène”

Emmelyne Octavie : “Ma page, ça devient ma scène”

05 May 2023 | PAR Julia Wahl

Lauréate des Prix SACD de la dramaturgie francophone et Jeanne Laurent des lycéens, l’autrice guyanaise Emmelyne Octavie était au Festival des langues françaises pour accompagner la lecture de son texte A contre-courant, nos larmes. Elle nous parle de son travail et de la Guyane.

Pouvez-vous présenter A contre-courant, nos larmes ?

A contre-courant, nos larmes est une pièce de théâtre avec un volet documentaire qui traite des jeunes populations sur le Haut-Maroni en Guyane, des jeunes qui sont empreints à pas mal de questionnements, empreints aussi au suicide. Il y a eu une vague de suicides ces dernières années et, à travers cette pièce, j’ai voulu donner de la voix à la jeunesse, pour parler de cette détresse, mais aussi de leur espoir.

Par quoi explique-t-on cette vague de suicides ?

La difficulté de se retrouver entre la tradition du poids (ce sont des villages qui sont très éloignés des réalités que l’on connaît dans les petites et grandes villes) et cette modernité à laquelle ils ont accès, ne serait-ce que par à l’école. Après, il faut quitter les villages pour aller dans les grandes villes etc. C’est compliqué, quand on a 14-15 ans, de se retrouver avec le poids ancestral de la tradition. Les jeunes, à 14 ans, traditionnellement, ils sont mariés. Aujourd’hui, ce n’est pas leur perspective ni leur repère.

Comment avez-vous travaillé le texte ?

Je l’ai travaillé en 2021 en résidence d’écriture à La Rochelle. J’ai eu un grand temps de recherche. Bien souvent, les politiques se sont exprimés sur ces problèmes liés au suicide, les scientifiques également, mais il manquait le volet artistique. Je me suis dit que ce serait un défi de donner de la voix à une population que l’on n’entend vraiment pas : c’est une population qui parle très peu, limite silencieuse et, ensuite, il y a la barrière de la langue, parce que le français, c’est une langue qu’ils apprennent à l’école et qui devient une langue seconde très difficile d’accès.

C’est vrai que la Guyane est un territoire dont on parle très peu…

Oui, en général, quand on en parle, c’est à propos du lancement de la fusée Ariane ou quand il y a de grandes manifestations qui bouleversent un peu le territoire. Il y a une méconnaissance du territoire guyanais et encore plus, du coup, de ces petites vies dans les villages plus reculés que la capitale.

Avez-vous le sentiment que les prix que vous avez gagnés récemment [Prix SACD de la Dramaturgie francophone et Prix Jeanne Laurent du jury lycéen] ont eu un impact sur la réception de vos œuvres ?

Ça donne un peu plus de légitimité, un peu plus de crédit et on s’intéresse peut-être un peu plus à nos écrits. Ce qui est bien, c’est que ça permet de nous faire connaître, parce qu’on est très parents pauvres en termes de littérature et de théâtre en Guyane. Donc, si ça permet de faire entendre une réalité d’ailleurs, c’est pas mal. Je suis contente que ces prix fassent connaître la réalité de ces territoires et, sur un plan très personnel, oui, ça m’a ouvert la porte sur des résidences et j’espère que ça va continuer.

Vous dites : « On est parents pauvres en termes de théâtre ». Vous l’expliquez comment ?

Tout est un problème de géographie, c’est-à dire-qu’on est un département français, mais un département français à 8000 km, ça ne fait pas grand sens. De même qu’on met du temps pour arriver à Paris, les subventions arrivent difficilement. On ne peut pas penser le théâtre comme on le penserait à Rouen par exemple. Et puis, il y a peut-être un problème de politiques locaux, qui ne sont peut-être pas assez intéressés par la chose dite théâtrale pour prendre le problème à bras-le-corps. On le fait pour le sport, on devrait le faire aussi pour la culture !

Comment articulez-vous vos casquettes de comédienne et d’autrice ?

Je fonctionne vraiment avec le vent du moment, c’est-à dire-que, en ce moment, je suis très sur l’écriture. Après, j’ai beaucoup écrit et mis en scène pour moi-même. Là, j’avais envie d’écrire pour d’autres. Lorsque la scène va se représenter, j’y retournerai. Après, ce qui est bien, c’est que, avec l’écriture, je suis tout le temps sur scène : ma page, ça devient ma scène.

Pouvez-vous me parler des autres textes que vous avez écrits ?

Pour le théâtre, il y a Mère Prison, qui est sorti en 2021, qui avait reçu le prix Inédit d’Afrique et d’outre-mer et qui est actuellement en lice pour le prix Labou Tansi (croisez les doigts pour moi, c’est dans dix jours les résultats !). Sinon, je viens essentiellement de la poésie. J’ai écrit pas mal de recueils de poésie. Je me suis essayé aussi à la fiction. Là, récemment, avec un illustrateur [Samuel Figuières], on a fait sortir un roman graphique [Un billet pour l’exil]. J’ai une écriture assez large, qui n’embrasse pas que la feuille de papier, mais qui peut prendre une dimension différente.

Pouvez-vous me parler de votre engagement féministe ?

Mon engagement est large : dès qu’il y a de l’injustice, qu’elle se pose au niveau de l’homme, de la femme, des enfants ou d’un territoire, moi, ça va toujours me toucher. Après, je n’aime pas les étiquettes, donc je ne vais pas me revendiquer artiste féministe. On a travaillé sur les violences faites aux femmes en 2015. On a eu tout un itinéraire avec ce travail, parce que, au départ, c’était juste un texte [Cogne] que je déclamais sur scène et, suite aux retours que les femmes victimes de violences me faisaient à la fin des représentations, on a essayé d’en faire un clip, un single et de l’inclure dans un spectacle politique.

Avez-vous d’autres projets, par exemple à propos de A contre-courant nos larmes ?

C’est un texte qui a déjà eu des lectures à Montréal ou en Martinique et, à la fin du mois, aux Journées de Lyon des auteurs de théâtre. C’est un texte avec énormément de personnages. Aujourd’hui, l’économie du théâtre ne permet pas d’avoir une distribution aussi grande et je trouverais dommage, de mon point de vue d’auteure, mais aussi de Guyanaise, de réduire une population déjà en voie de disparition à quatre ou cinq personnes sur le plateau.

Sinon, j’ai pas mal enchaîné les résistances d’écriture à la Chartreuse dernièrement et, en ce moment, je suis en résidence à Montréal pour de la dramaturgie jeunesse. C’est sur une petite qui trouve que la bascule entre le monde des enfants et le monde des adultes arrive trop tôt. Je trouve intéressant de s’élever comme à hauteur d’enfant.

Visuel : ©Emmelyne Octavie

La bohème à l’opéra : cosmique
Ronan Chéneau sur le Festival des langues françaises : “C’est en attaquant sur plusieurs fronts qu’on pourra imbiber les imaginaires”
Avatar photo
Julia Wahl
Passionnée de cinéma et de théâtre depuis toujours, Julia Wahl est critique pour les magazines Format court et Toute la culture. Elle parcourt volontiers la France à la recherche de pépites insoupçonnées et, quand il lui reste un peu de temps, lit et écrit des romans aux personnages improbables. Photo : Marie-Pauline Mollaret

Publier un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Your email address will not be published. Required fields are marked *


Soutenez Toute La Culture
Registration