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Le Festival des langues françaises à Rouen : focus sur les Caraïbes

Le Festival des langues françaises à Rouen : focus sur les Caraïbes

04 May 2023 | PAR Julia Wahl

Le Festival des langues françaises, organisé par le Théâtre des deux rives-CDN de Rouen, bat son plein jusqu’à demain vendredi 5 mai. Pour sa cinquième édition, il s’est attaché à faire un important focus sur les Caraïbes et a accordé une place particulière à l’autrice haïtienne Gaëlle Bien-Aimé, lauréate du Prix RFI Théâtre 2022.

Hommage à Gaëlle Bien-Aimé

Gaëlle Bien-Aimé (voir notre interview) est une autrice haïtienne de 35 ans, également actrice et militante féministe. A l’origine du collectif Négès Mawon (“Négresses marron”), elle lutte contre la condition des femmes en Haïti, proies privilégiées des gangs qui utilisent le viol comme arme d’appropriation d’un territoire. Son combat est intimement lié à son travail de création : elle organise par l’intermédiaire de cette association un festival dont elle est la directrice artistique et a ouvert voilà plusieurs années une école de théâtre, ACTE, dans ce pays riche en artistes, mais dépourvu de structures culturelles institutionnalisées. De fait, l’école de théâtre où elle-même a fait ses classes a disparu et l’école ACTE repose, en l’absence de subventions, sur une économie de la débrouille. Durant le bord plateau qui a précédé, mardi, la lecture de son texte Tranzit, l’autrice a insisté sur le paradoxe de ce pays écartelé entre violence et vitalité artistique. On se rappelle notamment que l’auteur haïtien Jean d’Amérique fut lauréat du Prix RFI en 2021 et que le dramaturge Guy Régis Junior a publié une anthologie de littérature dramatique haïtienne en 2022.

Présente dans cette anthologie à travers son texte Que ton règne vienne, Gaëlle Bien-Aimé relate dans ses pièces l’écartèlement des Haïtiens et Haïtiennes entre la nécessité de partir et le besoin de rester. Son écriture crue et poétique, où l’humour affleure, rend compte de ce dilemme irréductible. L’amour des Haïtien.nes pour leur pays est présenté à l’égal des passions humaines ; la langue de Gaëlle Bien-Aimé fait alors la part belle à l’intime, l’éros se mêlant étroitement au politique.

Les deux textes présentés au festival sont emblématiques de cette écriture charnelle. Tranzit, lu mardi soir au Théâtre de la foudre à Petit-Quevilly, montre sur un mode choral, avec au plateau cinq interprètes et un musicien, cette peur de partir, mais aussi cette île bruyante, qui intime à chacun et chacune une hypervigilance de tous les instants. La mise en scène de Destin Destinée Mbikulu repose en grande partie sur l’accompagnement sonore de Sylvain Dubos. Gaëlle Bien-Aimé joue elle-même l’un des personnages : son interprétation donne à son texte toute sa profondeur, mais aussi son humour subtil, fait en grande partie de distance ironique.

Port-au-prince ou sa douce nuit, toujours de Gaëlle Bien-Aimé, a bénéficié hier d’un travail de mise en espace plus abouti. Déjà lu lors des Zébrures de printemps en mars et du Festival Re.Génération en avril, cette pièce âpre nous présente un jeune couple, Zily et Ferah, dont chaque membre incarne cette double injonction entre partir et rester. Si Zily ne se voit aucun avenir en Haïti, Ferah, qui travaille à l’hôpital, conçoit tout exil comme une désertion.

Un long dialogue amoureux, qui fait la part belle à de longues tirades, rend compte de cet érotisme paradoxal où la douleur nourrit le désir. Désir de l’autre, certes, mais désir aussi de Port-au-Prince, cette ville où nul.le ne dort jamais et où la musique succède au tir des mitraillettes. La mise en espace de Lucie Berelowitsch convainc essentiellement par sa belle direction d’acteurs, dont la sensualité rejoint l’amour charnel que les personnages éprouvent pour Port-au-Prince. Sonia Bonny, notamment, à la voix chaude et au port altier, rend hommage au très beau personnage de Zily.

Focus sur les Caraïbes

Les Caraïbes ne sauraient toutefois se réduire à la perle des Antilles. Les Caraïbes françaises sont également bien présentes dans ce festival.

La Guadeloupe, tout d’abord, est représentée par Béatrice Bienville, dont la pièce La véritable histoire de la Gorgone Méduse fut lauréate du DESC#1 du théâtre du Quai à Angers. Vendredi soir, son texte C’est là que mon nombril fut enterré fera l’objet d’une lecture dirigée par Carine Piazzi au Théâtre des deux rives. Pièce lauréate du comité de lecture du Théâtre des Quartiers d’Ivry (QD2A), ce texte a pour matériau premier des rushes qui devaient faire l’objet d’un film documentaire sur les émeutes guadeloupéennes de 2020.

La Guyane, ensuite, à travers A contre-courant, nos larmes, un texte d’Emmelyne Octavie lauréat des Prix Jeanne Laurent 2023 et SACD de la dramaturgie francophone 2022 (interview ici). Comme les œuvres de Gaëlle Bien-Aimé mettent en scène des personnages partagés entre le désir de partir et celui de rester, l’autrice guyanaise rend compte du malaise d’une jeunesse guyanaise tiraillée entre une éducation européenne et la fidélité à la culture traditionnelle. La langue d’Emmelyne Octavie accorde, pour dire ce mal-être, une large place aux formules paradoxales. La question du silence, qui s’oppose à l’injonction à parler et chanter en français, dit également cette douleur des jeunes Guyanais de ne pas savoir crier pour exprimer leur révolte.

La mise en scène d’Olivier Lopez, directeur de la compagnie La Cité Théâtre, repose sur un dispositif quadrifrontal qui met le public en position de spectateur extérieur à cette présence postcoloniale. Ce faisant, il interroge notre propre rapport à ces textes qui disent des réalités terribles. Nous nous retrouvons ainsi dans la position de ces touristes qui photographient les Guyanais.es comme on arpente un zoo.

La survivance de comportements postcoloniaux fait en effet partie des réflexions du Festival des langues françaises. Né des préoccupations littéraires et dramaturgiques de Ronan Chéneau, ce festival rejoint à sa naissance les engagements de David Bobée, alors directeur du Théâtre des deux rives, contre toute forme de racisme. En œuvrant à la rencontre de textes francophones issus de sphères géographiques différentes, le festival interroge de fait le rôle du français comme instrument de domination politique.

Le français sous toutes ses formes

Convaincu de la nécessité d’accorder une place à toutes les formes que peut prendre le français, Ronan Chéneau a eu l’idée cette année de renverser l’axiome habituel de l’accessibilité aux sourd.es et malentendant.es : alors que l’on demande d’ordinaire aux interprètes LSF de traduire en langue des signes un texte initialement écrit en français standard, il s’agit cette fois de traduire en français oral un poème conçu en langue des signes.

Ainsi, le poète sourd François Brajou a signé lors du déjeuner de mercredi quatre de ses compositions, qui accordent une large place aux questions d’identité et au topos de la fuite du temps. Ces poèmes brefs, à l’image de haïkus gestuels, saisissent par leur expressivité corporelle. Le spectateur suit des yeux ces doigts qui semblent couper un cœur en deux ou mimer les aiguilles d’une montre.

 

La diversité du français, c’est aussi la diversité de ses locuteurs et de ses auditeurs. Pour aller au plus près des publics dits “éloignés”, la festival investit trois quartiers de la métropole rouennaise, pour des propositions hors-les-murs qui permettent à la passante et au badaud de découvrir l’œuvre de Ulrich N’Toyo, Bourdon et J’ai remonté le fleuve, qui a obtenu en 2017 les encouragements d’Artcena. L’idée est de créer, grâce à ce dispositif itinérant, un véritable parcours dans l’œuvre de l’écrivain congolais, chaque lecture faisant entendre un extrait différent des précédentes.

D’autres œuvres lues lors du festival abordent des questions de société. C’est le cas de Mon corps est un pays (déchiré) de l’auteur Saeed Mirzaei, qui évoque de façon personnelle la difficulté d’être homosexuel en Iran. La Française Lucie Verot explore pour sa part, dans sa pièce Prouve-le, la diffusion d’une rumeur dans un collège, tandis que sa compatriote Agathe Charnet s’intéresse à l’imminence de la catastrophe climatique dans Nous étions la forêt.

Enfin, l’amour et le théâtre apparaissent dans Enjeu, de la Belge Stéphanie Mangez, et Paysage(s), de la Française Nadège Cathelineau. La diversité des thématiques, des langues et des formes rend justice au pluriel de ce Festival des Langues françaises et participe du rayonnement de ces langues aux saveurs multiples.

 

Visuel : affiche du festival

Galeries : Festival des langues françaises / Théâtre des deux rives-CDN de Rouen – François Brajou – Julia Wahl

Agenda des vernissages de la semaine du 4 mai 2023
Gaëlle Bien-Aimé sur son texte “Port-au-Prince et sa douce nuit” : “J’écrivais d’un lieu de chaos”
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Julia Wahl
Passionnée de cinéma et de théâtre depuis toujours, Julia Wahl est critique pour les magazines Format court et Toute la culture. Elle parcourt volontiers la France à la recherche de pépites insoupçonnées et, quand il lui reste un peu de temps, lit et écrit des romans aux personnages improbables. Photo : Marie-Pauline Mollaret

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