Danse
“Pit” au Palais Garnier : de la terre, du sang et des larmes

“Pit” au Palais Garnier : de la terre, du sang et des larmes

20 March 2023 | PAR Capucine De Montaudry

Une cacophonie visuelle aux accents de Pina Bausch. Pit, la toute nouvelle création de Bobbi Jene Smith et Or Schraiber, est une chorégraphie obscure par son atmosphère et sa complexité. Elle nous parle de rencontre et de déchirement. 

Au commencement, le concerto de Sibelius 

L’œuvre est une commande de l’Opéra de Paris et a été créée pour les danseurs du ballet de l’Opéra. Bobbi Jene Smith et Or Schraiber, formés à la Batsheva Dance Company et partenaires, se sont inspirés du plus célèbre concerto pour violon de Sibelius. Une œuvre sauvage et passionnelle qui les a fascinés et que Bobbi Jene Smith appelle “la graine, le noyau (pit) d’un fruit sombre”. 

Ce ne sont cependant pas les premières notes du concerto qui se font entendre lorsque le rideau se lève. L’orchestre, que dirige Joana Carneiro, interprète une pièce composée par Celeste Oram pour la chorégraphie. Le décor est brut : il n’y a que le mur de la salle. Un immense estrade surélève la scène en laissant de l’espace tout autour. Les danseurs, élégamment vêtus, sont tous assis en deçà, dans un angle. Lorsqu’ils commencent à se mouvoir, c’est un ballet de costumes en noir et en blanc qui se déploie. 

Pourtant, le caractère passionnel du concerto de Sibelius est déjà là. Ces corps élégants révèlent dès les premières minutes des relations érotiques, fusionnelles et déchirantes. La force de l’étreinte côtoie la violence du rejet. Ils explorent tous un monde incertain. 

Une chorégraphie empreinte de théâtralité 

Au départ, la scène surélevée est peu investie par les danseurs. Un couple se lève, commence à danser, et peu à peu l’ensemble du groupe les imite. Cependant, ils forment tous des éléments épars. Ils sont par deux, par trois, jamais plus. Parfois, quelques-uns montent sur scène. En deçà, ils courent d’un angle à l’autre. Il s’agit d’un cercle infini dans lequel il y a toujours quelqu’un pour vous rattraper — ou vous retenir. 

Le violon soliste, Petteri Iivonen, fait partie du spectacle. On le voit en effet monter sur scène et sortir son violon. Soudain, le murmure des premières secondes du concerto est là. Un des danseurs, qui porte un manteau beige et des lunettes, semble avoir une position de surplomb : il observe l’ensemble avec un air méditatif et légèrement désapprobateur. 

Les danseurs interprètent de nombreux solos, sans jamais réellement former de groupe. Parfois, dix d’entre eux se coordonnent pour quelques minutes lorsque la partie de l’orchestre reprend le premier rôle. Leurs mouvements sont secs et décidés, comme s’ils étaient de simples exécutants. À de nombreuses reprises, l’un ou l’une d’entre eux se met à courir, et tombe de la scène pour être rattrapé par un autre danseur. Les solos comme les duos sont sensuels et douloureux. Le corps parle, sans que rien ne lui réponde. 

Tout au long de la pièce, une puissante autorité s’exerce. Les danseurs la subissent. Ils tentent d’y échapper dans une relation fusionnelle ou par une fuite désespérée. À quatre pattes, ils font le tour de la scène en se cachant. Un peu plus tard, ils sont tous dans une quête désespérée de terre. Ils la présentent à un juge qui la balaie de la table et la fait tomber sur le corps de deux danseurs allongés sur le sol, presque inertes. 

Un monde en décomposition

Pit est une chorégraphie passionnelle dans laquelle le groupe se décompose. L’ensemble, c’est aussi l’autorité. Les corps sont éprouvés par la passion, ils se dévorent et s’étranglent. Il n’y a pas de progression, mais une exploration de ce moment lisière où l’autre est haï et la séparation inenvisageable. Pendant les dernières minutes, du sang coule au bord de la scène et l’un des danseurs l’étale sur un mouchoir. 

L’univers de Bobbi Jene Smith et Or Schraiber est ici un gouffre. Pit signifie “fossé”, c’est aussi un mot qui parle d’opposition. Les deux chorégraphes peinent cependant à rompre le face à face de la scène et de la salle. Ce monde ténébreux demeure fermé sur lui-même. 

À voir jusqu’au 30 mars au Palais Garnier

Visuel : visuels de la représentation, © Y. Kellerman. 

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