Opéra
Peter Grimes enchante au palais Garnier

Peter Grimes enchante au palais Garnier

28 January 2023 | PAR Hannah Starman

Très attendue, la production de Peter Grimes, conçue par Deborah Warner, confirme le bien-fondé de la réputation de la metteuse en scène britannique. Sa mise en scène intelligente et subtile crée le décor parfait pour le déroulement du drame humain incarné par Peter Grimes. Porté par le bouleversant ténor Allan Clayton et une distribution exceptionnelle, tant au niveau vocal que théâtral, le spectacle a enchanté le public parisien, un spectacle à surtout ne pas manquer au palais Garnier jusqu’au 24 février !

Peter Grimes : une histoire d’exclusion

Le succès accompagne Peter Grimes, le premier opéra du compositeur britannique Benjamin Britten, depuis sa création à Sadler’s Welles Theatre à Londres le 7 juin 1945. S’inspirant d’un poème de George Crabbe, intitulé “The borought” Britten signe avec Peter Grimes un chef d’œuvre qui marque le renouveau de l’opéra britannique, presque inexistant depuis Henry Purcell. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, Britten habitait aux États-Unis. Objecteur de conscience, il a quitté son Royaume-Uni natal pour éviter la guerre. Son pacifisme et son homosexualité le rendaient particulièrement sensible à l’exclusion et à la pression que la société exerce sur un individu différent.

L’action de Peter Grimes se déroule à Aldeburgh, une petite ville côtière plombée par la pauvreté, dans Suffolk, la région dont le compositeur est originaire. Peter Grimes, pêcheur grincheux et hanté par un passé que l’on devine trouble, revient de la pêche sans son apprenti, disparu en mer. Les villageois le soupçonnent de l’avoir brutalisé et le tiennent responsable de sa mort. Seule l’institutrice Ellen Orford croit en son innocence et le soutient face à la foule, si prête à condamner celui qui n’entre pas dans le moule. Pour contrer les rumeurs toxiques qui se répandent, Peter Grimes se donne comme objectif de battre les villageois à leur propre jeu : se faire respecter en travaillant comme un forcené pour gagner plus d’argent et fonder un foyer avec Ellen Orford. Dès l’arrivée de son deuxième apprenti, John, Peter Grimes malmène le petit garçon mutique et effrayé. Le village l’accuse de nouveau d’être un bourreau d’enfants. Quand John tombe du haut de la falaise et se tue, les villageois se déchaînent. Inévitablement, la chasse à l’homme se termine tragiquement.

Une mise en scène réaliste, habile et percutante

Grande spécialiste de Britten, Deborah Warner, la metteuse en scène anglaise, connue pour ses interprétations des œuvres de Shakespeare, Bertolt Brecht, Henrik Ibsen et Benjamin Britten, fait son début à l’Opéra de Paris. Créé en 2021 au Teatro Real de Madrid et repris au Royal Opera House à Londres un an plus tard, Peter Grimes de Warner séduit dès les premiers instants. Le spectateur est captivé par une mise en scène sobre sans être minimaliste et puissante dans le moindre détail. Une barque suspendue dans le ciel rappelle le village de pêcheurs, mais évoque aussi la fin tragique du récit. Par terre, un homme – Peter Grimes – piégé dans des filets de pêche, s’en débat sans succès, comme il le fera jusqu’à la fin du spectacle et de sa vie. Autour de lui, la foule braque sur lui des lampes de poche selon une chorégraphie à la fois époustouflante de beauté et menaçante dans son intention. Cette fois-ci, l’incident sera classé comme un malheureux accident, mais les soupçons de meurtre persisteront et s’amplifieront au fil de l’histoire. On retient le souffle en craignant le pire pour ce pêcheur maladroit, mal adapté et mal dans sa peau.

Warner dessine des personnages vivants et souvent drôles – le prêtre hypocrite, le “pharmacien” trafiquant de laudanum, la vipère de service, la tante maquerelle à ses heures libres, etc. – sans pourtant les pousser à la caricature. Il n’y a que l’institutrice, Ellen Orford, qui d’ailleurs ressemble plus à une écolière avec son cartable dont elle ne se sépare jamais, qui garde le cœur ouvert et prêt à accueillir ce paria disgracieux et attachant. Warner opte pour les décors (de Michael Levine) et les costumes (de Luis F. Carvalho) réalistes et contemporains qui n’évoquent aucune référence temporelle particulière et invitent plutôt une lecture universelle et éternelle de l’histoire de Peter Grimes. Les scènes de beuverie sont restituées avec humour qui contraste avec force la violence qui s’ensuit. La solitude des uns et des autres – Peter, son jeune apprenti John, Ellen Orford – se dessine nettement contre le bloc que représente le village : au pub, à la plage ou à la messe.  

Deborah Warner éclaire sans élucider le mystère de Peter Grimes. Elle construit un personnage complexe, poétique et rustre, victime et bourreau, ambitieux et résigné, un marginal aux désirs de tendresse, un homme traqué et hanté par son apprenti mort. Ce dernier fera trois apparitions, toujours sous forme d’un corps vêtu d’un ciré marin jaune qui, suspendu sur une corde, descend du plafond et se balance au-dessus de la scène, telle une poupée sans vie. Les personnages, leur gestuelle et les décors s’accordent parfaitement avec la musique. On apprécie aussi l’organisation des actes, notamment les interludes proposés au rideau fermé, qui nous permet de mieux apprécier la fabuleuse musique de Britten.

Une distribution au talent vocal et théâtral rare

La distribution est anglaise, à l’exception de la soprano suédoise Maria Bengtsson dans le rôle d’Ellen Orford, ce qui écarte d’emblée tout problème de prononciation, mais surtout, apporte à la mise en scène déjà réussie en soi, une performance théâtrale qui la rend exceptionnelle. Allan Clayton incarne l’altérité de Peter Grimes avec une conviction troublante. Bedonnant, barbu, mal arrangé, adoptant des gestes brusques même quand il se veut tendre, pétri de rage impuissante, hanté par des cauchemars et persécuté par le village où il est né, Peter Grimes de Clayton n’a aucune chance de s’en sortir gagnant. Sa voix est tout aussi époustouflante, tant dans des passages lyriques d’une tristesse profonde que dans ses élans furibonds et irrités. Vocalement et théâtralement, Clayton est toujours juste et émouvant.

À ses côtés, Maria Bengtsson, déploie sa voix au fur et à mesure que son personnage s’impose. Discret et voilé par rapport à la fosse dans le premier acte, son timbre prend de la puissance pour refléter le caractère de plus en plus affirmé d’Ellen Orford. Son jeu sur scène est entraînant. Touchante, sans jamais sombrer dans le pathos, Bengtsson incarne superbement le déchirement d’Ellen entre son obstination de croire en Peter et en leur avenir commun et l’inquiétude que lui provoquent les bleus sur le cou de John. À son tour, Simon Keenlyside convainc dans le rôle de Balstrode, le capitaine retraité de la marine marchande. Pragmatique, juste et bon vivant, Balstrode cherche à tempérer les élans destructeurs du village. En même temps, c’est lui qui enverra Peter à la mort en lui conseillant de couler son bateau. Keenlyside joue son personnage avec humour et gravité. Vocalement, il déploie son baryton au timbre riche et chaud avec justesse, ampleur et homogénéité.

Tous les seconds rôles sont formidables, drôles et effrayants à la fois. La magnifique basse de Clive Bayley infuse de dignité le brave coroner Swallow même dans les moments les plus délicats de l’histoire, par exemple quand son pantalon est aux chevilles. Catherine Wyn-Rogers, la Tante, propriétaire de l’auberge “Le Sanglier” et ses nièces à la cuisse légère, Anna-Sophie Neher et Ilanah Lobel-Torres, forment un trio divertissant qui ne doit pas pourtant nous distraire de la qualité de leur prestation vocale. De même pour Rosie Aldridge, incomparable dans le rôle de Madame Sedley, la veuve pincée et détective amateur, accro au laudanum, qui crie au meurtre à tout bout de champ. Sa voix de mezzo-soprano est parfaitement en phase avec son personnage haineux et fier de l’être. James Gilchrist (prêtre), Jack Imbrailo (Ned Keen, le “pharmacien”), John Graham-Hall (Bob Boles) et Stephen Richardson (Hobson) complètent admirablement ce casting de haut vol. Sans oublier le chœur, redoutable vocalement et terrifiant dans les scènes de foules chauffées par la haine et le rejet. Dans la fosse, l’Orchestre de l’Opéra sous la baguette d’Alexander Soddy livre une belle performance de drame et de poésie.

Visuels : © Vincent Pontet

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