
Jerada, un grand moment du Festival d’Automne
La chorégraphe que l’on a avait découverte avec Ottof, également présenté au Centre Pompidou dans le cadre de la programmation du Festival d’Automne, revient en force avec Jerada, que l’on n’oubliera pas.
Jusqu’ici, Bouchra Ouizguen avait surtout interpellé par la dimension ostensiblement féministe de ses pièces, depuis Ottof jusqu’à Corbeaux qui mettait en scène un ensemble de femmes vêtues de noir, mélangeant danseuses professionnelles et non-professionnelles en une ode impressionnante à la “puissance invaincue des femmes”, pour paraphraser Mona Chollet. Or c’est réellement avec Jerada que la chorégraphe marocaine donne sa pleine mesure ; celle de sa faculté à faire surgir des images, à créer des atmosphères, à nous happer vers d’autres mondes, à enrayer nos façons de penser et de voir habituelles. Enfin, avec ce spectacle, nous pouvons dire que c’est avant tout la pleine mesure de son talent qu’elle nous donne à voir. Un grand souffle parcourt Jerada, – un souffle puissamment libérateur.
Il s’avance vers la caisse de résonance d’or et d’ombre du plateau. Assis parmi nous, c’est un prince qui vient se lever, un antique prince égyptien perdu dans une œuvre de Zad Moultaka. Tournoyant dans une tunique sombre et légère, il semble défaire les parements du ciel pour s’en vêtir. Le spectacle peut commencer ; la course, le vertige sont amorcés. Les spectateurs ne savent pas encore quelle traversée ils vont effectuer, surtout que d’étranges voyageurs ont pris place parmi eux… Les premiers rangs se déferont graduellement : les 15 interprètes de Jerada ayant pris place comme tout spectateur lambda, après avoir eux aussi fait la queue. Pour l’heure donc, tout commence. Sur des airs de dekka marrakchia, une musique traditionnelle de Marrakech réputée pour être rattachée à une confrérie mystique musulmane quelque peu ésotérique, le jeune prince se met à tourner. Rejoint par un puis deux autres hommes, il danse la danse des soufis, en un sam?‘ inversé, le pied droit en pivot. Le mouvement de transe est bien là cependant, le plateau devient le lieu du rituel commun. Au-delà des origines et des traditions, la danse fait ici appel à la part spirituelle et indomptable de chacun, quel qu’il soit. C’est une qualité de la chorégraphe que nous pouvons rapidement observer : elle respecte la singularité de ses interprètes hommes, femmes ou non-binaires. Tout comme chaque danseur a sa personnalité, chaque corps a son phrasé. Qu’elle laisse s’exprimer malgré la structure de la pièce très rigoureuse, quasi mathématique.
Les spectateurs peuvent être déroutés car bien qu’il s’agisse d’une chorégraphie a plusieurs interprètes, il n’y a pas à proprement parler de mouvements d’ensemble dans Jerada. Quand tous et toutes se mettent à tourner, ils et elles se heurtent, se bousculent, se renversent. De la répétition ne naît pas l’harmonie mais le désordre. Seulement, chez Bouchra Ouizguen, du désordre naît la grâce et l’émotion. En une heure seulement de spectacle, le spectateur vit une gradation de l’émotion très forte, presque violente, – intense quoiqu’il en soit. Il faut dire que Jerada est un spectacle parfaitement maîtrisé du point de vue du rythme. Tout est dans le rythme d’ailleurs, que ce soit avec la musique de dekka marrakchia qui revient à la fin du spectacle, se refermant sur lui-même de manière cyclique ou que ce soit avec la musique techno utilisée par Bouchra Ouizguen ou bien encore dans les moments où le silence est ponctué de cris, le sol frappé du pied lors de solos exaltés qui semblent faire office d’indispensables catharsis. Ce rythme impérieux, né de la réitération, nous mène en des endroits imaginals perturbés d’où peu surgir la figure d’un exilé furieux et tournoyant. Recouvert de la tête aux pieds de vêtements, manteaux et autres vestes qu’on lui a lancés, il s’avance cagoulé de noir dans une lumière qui semble sans cesse lui échapper. Dans ces moments absolument époustouflants, le spectateur mesure alors tout le talent de la chorégraphe.
De tournoiement en tournoiement, la machine s’emballe. Chaque interprète, suivant ce qui semble être sa voix intérieure, vient sur le plateau pour s’exprimer, se faire entendre, en écho à d’autres cris, d’autres mouvements, ou bien seul. Le souffle des danseurs qui se succèdent, en rang dans les coulisses, pour cette fois visibles étant donné qu’elles se situent le long des gradins, au plus près du public, se fait entendre. La salle entière respire avec eux. Après un épisode d’exaltation, de déchaînement des forces où chacun se jette dans la mêlée pour y porter sa propre voix, porté par une énergie rare et salutaire, un seul interprète continue de courir en rond, inlassablement. Le jeune prince revient tourner, s’élever vers les airs, se courber vers le sol. L’attention au moment reste extrême, l’énergie déployée parfaitement contenue de nouveau, d’un coup. Quelque chose d’authentiquement rare a surgi sous nos yeux. Une danseuse tourne encore, sa chevelure blonde balaie l’atmosphère. Les lumières s’éteignent doucement… Avec Jerada de Bouchra Ouizguen nous savons que nous venons d’assister à un immense moment de danse contemporaine.
Du 15 au 18 novembre
au Centre Pompidou
dans le cadre du Festival d’Automne.
Visuel : © Arash A. Nejad