Cirque
“Brame” : ballets de corps soumis à leur propre attraction

“Brame” : ballets de corps soumis à leur propre attraction

29 January 2023 | PAR Mathieu Dochtermann

Les 26 et 27 février, le spectacle Brame de la compagnie Libertivore – Fanny Soriano faisait ses premières dans la salle du ZEF à Marseille dans le cadre de la BIAC. Un spectacle finement écrit et superbement mis en corps et en images, autour de l’idée d’attraction et de séduction… qui déjoue par la métaphore poétique tous les clichés qu’on aurait pu attendre d’un tel thème. La distribution de huit jeunes interprètes bourrés de talent joue une partition muette à mi-chemin entre cirque et danse, pour un résultat déjà très convaincant.

Etranges parades amoureuses dans une étrange foret

Sur le plateau, un individu de dos est assis au lointain. Au premier abord, on remarque surtout l’enchevêtrement de mâts chinois et de troncs d’arbres qui font comme une étrange clairière sur scène, délimitant un espace central libre entouré de lignes verticales qui seraient l’indication d’une possible forêt. Au sol, un tapis léger de plumes noires, abandonnées là par quelque oiseau.

Puis entrent les interprètes, d’abord par grappes : des amas de corps en reptation, qui se superposent en roulant au sol, entrelacs de bras et de jambes qui anéantissent d’emblée l’impression d’avoir affaire à des humains, alors même que ces jeunes circassien·nes sont vêtu·es de façon plutôt ordinaire et décontractée. Ce que semblent nous dire ces premières minutes du spectacle, c’est que le propos n’est pas tout à fait anthropocentrique, ou que, en tout cas, l’humain est replacé dans sa filiation avec le reste de l’arbre du Vivant : les mouvements que nous avons sous les yeux sont plutôt ceux d’insectes voire d’amibes, que ceux d’homo sapiens.

Ballet de présences hybrides

Cette recherche de l’animalité va se maintenir tout du long de cette proposition muette. Même rendus à la verticalité – et les corps emprunteront de fait souvent la voie des mâts et troncs pour monter ou descendre du plateau au cintres et inversement – les interprètes, tout en étant indubitablement humains, vont toujours conserver par degrés cette spontanéité dans le mouvement et l’attitude, cette expressivité immédiate du corps qui signale qu’en eux l’animal dialogue avec l’être civilisé. Cette hybridation fait comme un écho à celle de la scénographie, à mi-chemin entre naturel et artificiel. Le travail sur la rencontre entre l’interprète humain et une grammaire de corps empruntant à l’animal est un des fondamentaux du travail de Fanny Soriano, qu’on n’est donc pas étonné de retrouver ici.

Les gestes et les attitudes s’inscrivent plus largement dans une partition de mouvements qui oscillent entre la danse et les disciplines circassiennes. Le glissement d’un registre à l’autre est subtilement imperceptible, les scènes de groupe pencheraient plus volontiers vers le premier langage tandis que les soli pencheraient plutôt du côté du second, sans que cette clé ne constitue une règle. Il y a un travail impressionnant sur le tendu-relâché, une qualité très chorégraphique au rythme des mouvements, un lien fort avec les pulsations de la musique. En même temps, les interprètes font montre d’une belle qualité de maîtrise du mât chinois, et multiplient les portés et les acrobaties. Le mariage des deux arts est réussi.

Les lois de l’attraction… primale

Cirque et danse sont mis au service d’un propos qui tend vers une exploration de l’amour. Un amour rendu ici très charnel, à ne pas prendre au sens étroit du sentiment romantique hétérosexuel, mais plutôt d’une force vitale qui prend naissance dans les corps, une alchimie qui tord les boyaux et avale les regards, une attraction qui a plus à voir avec l’instinct qu’avec les codes de la société – ces derniers se trouvent vite atomisés à leurs plus archaïques composantes, pour mieux dire la vanité de toute prétention à dompter ces forces qui nous dépassent. Les corps dialoguent librement d’un·e individu·e à l’autre : de même genre ou de genre différent, à deux ou à plusieurs, c’est la rencontre des phéromones qui dicte sa loi.

Parfois, l’un des interprètes se place un peu hors du jeu pour observer les parades amoureuses de ses camarades, renvoyant ainsi un peu le public à sa position de regardant, abrité derrière son quatrième mur. Mur pas si étanche d’ailleurs, car une partie de l’intérêt du spectacle naît du fait de se tenir tout près, à la lisière de cette mystérieuse clairière où se croisent ces créatures étranges : souffle saccadés des respirations, bruissements des vêtements, glissements de la chair sur la chair, crissements des corps qui frottent le tapis de danse, et même odeurs de sueur augmentent d’autant la gamme sensitive qui favorise l’immersion dans Brame.

Les interprètes incarnent cette proposition avec justesse – incarnent au sens étymologique de porter dans leur chair. Ielles ont apparemment bien intégré les enjeux de la proposition : il s’agit d’être pleinement présent·es à leur corps et à l’écoute de celui des autres. Malgré la difficulté de leur partition technique et malgré la grande fraîcheur du spectacle, ielles arrivent à ne pas être entièrement absorbé·es à un niveau purement cérébral, et c’est là qu’ielles trouvent la liberté et la puissance nécessaires à projeter cette proposition vers l’endroit où elle aspire à se trouver. Ceci n’ôte rien, il faut le dire, à la qualité technique des figures, mais celleux qui arrivent à y mettre les plus grandes qualités de présence – comme le duo formé par Erika Matagne et Johnson Saint-Félix, ou individuellement Joana Nicioli ou Hector Diaz Mallea – offrent les plus beaux passages de Brame.

Un pari de mise en scène en passe d’être remporté

Fanny Soriano n’est pas étrangère des grandes formes, mais c’est la première fois qu’elle dirige huit interprètes à la fois. Elle y emploie un vocabulaire artistique qui lui est habituel – rencontre de l’humain et de l’animal, rapport au Vivant, mariage du cirque et de la danse, attention poussée à la dimension plastique du spectacle, précision du mouvement et des tableaux – mais elle le porte ici à un nouveau degré de complexité. On peut éventuellement regretter que certain·es interprètes ne soient pas davantage mobilisé·es tant ils sont doué·es – on pense notamment à la qualité de mouvement d’Antonin Bailles – mais le groupe est admirablement bien utilisé, avec une belle occupation de l’espace qui doit beaucoup à la possibilité de faire des entrées/sorties par le haut en plus des coulisses sur les côtés.

La musique donne une belle pulsation à l’ensemble, avec un tour résolument pop et moderne, mais elle peut aller chercher dans des recoins inattendus, comme des Gymnopédies étrangement heurtées, ou un spoken word de Kae Tempest très scandé. De très belles parties de chant a capella viennent charmer les oreilles du public à des moments clés : voix de la foret ou voix de l’humain finalement redescendu de son arbre, on ne sait trop sinon qu’une forte émotion opère à cet endroit. On ne retrouve pas encore, néanmoins, la précision habituelle du travail de la compagnie Libertivore sur la lumière : si on compare la création lumière de Brame avec celle d’Ether, la dernière forme de plateau de la compagnie, la différence est flagrante. Sans doute reste-t-il des choses à affiner de ce point de vue.

Le spectacle, déjà de grande qualité, ne manquera pas de mûrir au fur et à mesure de ses représentations. On pourra le retrouver le 2 février au Théâtre Durance (Château-Arnoux), les 8, 9 et 10 février à la MAC (Créteil), le 25 février à Carré Sainte Maxime, et ainsi de suite (voir le calendrier de tournées de la compagnie Libertivore).

Définitivement, un spectacle à découvrir !

GENERIQUE

Écriture, chorégraphie et scénographie Fanny Soriano
Interprétation Antonin Bailles, Hector Diaz Mallea, Erika Matagne, Nilda Martinez, Joana Nicioli, Johnson Saint-Felix, Laura Terrancle, Céline Vaillier
Musique Grégory Cosenza
Lumière Thierry Capéran
Regard scénographique Domitille Martin
Collaboration chorégraphique Anne-Gaëlle Thiriot
Construction Sylvain Ohl
Assistanat à la chorégraphie Noémie Deumié
Régie générale et plateau Vincent Van Tilbeurgh
Construction décor Géraldine Blin
Constructrice Johanne Bailly
Costumière Romane Cassard

Photo © Jeremy Paulin

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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