“EXIT ABOVE”, la marche collective d’Anne Teresa De Keersmaeker
Les yeux sont rivés ces jours-ci sur la dernière création de la reine flamande. Son EXIT ABOVE qui prend racine dans les pas et le blues se donne au Kunstenfestivaldesarts de Bruxelles, dans le vaste Théâtre national, avant d’arriver dans cinq semaines à Avignon.
Changement de cordes
Le rideau métallique noir du Théâtre national se lève pour laisser place aux lignes et cercles colorés que la chorégraphe dessine au sol pour chaque spectacle. Les éléments commencent à se mettre en place. La musique d’abord, la musique toujours, sauf que cette fois, les cordes utilisées sont celles des guitares de Carlos Garbin et celles de la voix de Meskerem Mees, jeune autrice-compositrice-interprète flamande d’origine éthiopienne.
Au commencement toujours, elle balance une tirade en VO allemand non sous titré. On comprend qu’il est question d’un gros orage, d’une tempête. La référence à Shakespeare nous est donnée dans le programme de salle. Les récits du dramaturge anglais accompagnent le travail d’Anne Teresa depuis ses fondations. D’ailleurs, Somnia qu’elle avait présenté au Kunstenfestivaldesarts en 2019 dans la forêt du château de Gaasbeek était une variation sur Le Songe d’une nuit d’été. Pour EXIT ABOVE, nous retrouvons les graines désormais poussées qu’elle avait alors plantées ce jour-là.
Orage
La chorégraphe a commencé un chemin en 2019 qui invite la marche – Somnia était une randonnée de quatre heures, Forêt une déambulation dans le Louvre – la nature et le lâcher-prise. La rigueur mathématique est là sérieuse mais elle s’offre un compagnonnage avec un algèbre qui s’amuse. Un autre élément a fait son apparition, il s’agit des décors. Dans Mystery Sonatas/for Rosa en 2021, un grand pan de métal pensé par Minna Tiikkainen flottait, accroché aux cintres. Dans EXIT ABOVE, un immense rideau transparent se transforme en tempête, avec laquelle se débat Solal Mariotte. La tempête, la vraie, c’est la danse de ce jeune danseur qu’EXIT ABOVE révèle. Il vole et tourbillonne avec une dextérité parfaite. C’est lui qui ouvre le bal dans une ligne chorégraphique qui l’entraîne dans les variations des éternelles et sublimes vrilles d’Anne Teresa de Keersmaeker.
Walking Blues
Les danseurs et danseuses Abigail Aleksander, Jean-Pierre Buré, Lav Crn?evi, José Paulo dos Santos, Rafa Galdino, Nina Godderis, Solal Mariotte, Mariana Miranda, Ariadna Navarrete Valverde, Cintia Sebok, Jacob Storer, Abigail Aleksander se mettent en ordre de marche, une vraie marche au son de la voix de Meskerem Mees et des riffs de Carlos Garbin. Les accidents et les accrocs viennent imposer des ruptures, des premières courbes, des premières courses, des latéralités que seule elle sait écrire. Depuis ses Variations Goldberg, Anne Teresa de Keersmaeker fait de la danse un jeu. Elle ose, et c’est merveilleux, leur proposer une version assez chic d’Un Deux Trois Soleil. Elle ose mettre dans leurs corps des figures pops, osons le mot, “iconiques” (on parle des mains des morts-vivants dans Thriller de Michael Jackson !) . Elle ose les faire bouger comme sur un dance floor, les épaules frappant l’air.
Révolution dans la continuité
EXIT ABOVE est une œuvre protéiforme qui peut sembler très différente des travaux précédents de la chorégraphe. Il faut plutôt le voir comme une suite logique. Le dialogue entre la voix limpide de la chanteuse qui assène un blues qui vous donne des frissons, et les échines des corps qui ondulent qui captent chaque ton et demi-ton de la chanson est le même que quand Anne Teresa convoque Bach. La chorégraphie n’a rien de libre, le mouvement lui se libère dans la contrainte de l’écriture. Le procédé est géométrique et il est pour cette pièce poussé à son climax.
C’est une œuvre époustouflante, très engagée corporellement. Le vrai nouveau mouvement de cette création est cette introduction du collectif. Jusqu’ici et donc depuis quarante ans, la question du “danser ensemble” a toujours été cruciale. On a pu voir des ballets où chacun.e est à la fois inscrit.e dans le groupe et suit sa propre trajectoire, où ils et elles sont à la fois dépendant.e.s les un.e.s des autres et totalement indépendant.e.s. Là, en plus de cette interdépendance, elle ajoute des purs moments de danse chorale carrément pop et ça nous éclate !
Jusqu’au 10 juin au Théâtre National de Bruxelles sur liste d’attente puis au Festival d’Avignon du 6 au 13 juillet.
Visuel :© ANNE VAN AERSCHOT