Cirque
La nostalgie joyeuse d’être de ces “Eternels idiots”

La nostalgie joyeuse d’être de ces “Eternels idiots”

09 March 2020 | PAR Mathieu Dochtermann

Ce 6 mars à l’Espace culturel Beaumont-Hague, puis dans divers lieux au travers de la région les 13, 14 et 17 mars, SPRING, le festival des nouvelles formes de cirque en Normandie, met en valeur le travail d’Edward Aleman et de la compagnie El Nucleo, avec un spectacle dynamique, entraînant et bien pensé: Eternels idiots. Avec beaucoup de portés acrobatiques, mais une bonne dose de danse aussi, sur une musique upbeat mixée en direct, c’est une plongée douce-amère dans la période de l’adolescence, avec tout ce qu’elle a d’émouvant, d’excessif, mais aussi de violent et de dérangeant. Nuancé et bien mené, un spectacle à l’énergie contagieuse.

Il faut commencer cette recension par un avertissement : le spectacle que nous décrivons ici, tel que nous l’avons vu à l’Espace Culturel de la Hague ce 6 mars 2020, n’est pas la version « normale ». En effet, l’un des artistes souffrant d’une blessure (Edward Aleman s’est cassé le pied), la proposition a fait l’objet d’une adaptation deux jours avant les représentations au festival. Sous ces réserves, auxquelles on reviendra, il nous semble tout de même possible de donner un avis globalement positif sur Eternels idiots.

Une vision non réductrice de l’adolescence

Positif, d’abord, dans l’intention d’écriture. Il s’agit ici d’aborder l’adolescence, cet âge de la vie plein d’énergie et de possibles, mais également plein d’épreuves et de contraintes. Comme le concède d’ailleurs Edward Aleman, qui co-signe la mise en scène, il s’agit plutôt de jouer une forme de nostalgie de l’adolescence, pour un groupe de circassiens trentenaires. Mais on sent tout de même une authenticité dans le traitement, alimentée par des souvenirs pas si lointains et par la rencontre régulière de classes de collégiens dans le cadre de dispositifs d’action culturelle, qui force à reconnaître qu’il y a là une véritable matière.

Les auteurs de ce spectacle très joué, au sens de jeu théâtral, ont eu la bonne idée de se focaliser sur l’énergie, sur le plaisir d’être débordant de vie, sur l’électricité des premières fois, pour en faire une peinture majoritairement entraînante, fraîche, parfois maladroite comme son sujet – mais c’est justement à propos – où les accidents se rattrapent et les blessures cicatrisent… généralement.

Car c’est aussi à mettre au crédit du spectacle que de n’avoir pas refoulé tout ce que l’adolescence peut comporter de moments de noirceur. Dans la première moitié du spectacle, quelques violences – d’aucuns diraient « chahuts » – pas du tout consentis se glissent entre deux éclats de rire. Des tentatives de baisers volés également. Ces petites violences amènent inexorablement à une bascule dans une séquence angoissante, où les maux de l’adolescence – désir d’être autre que soi-même, conflit avec la norme sociale ou sexuelle, difficulté à s’accepter – peuvent culminer dans les gestes les plus tragiques.

Certes, le traitement n’est peut-être pas un modèle de subtilité à ce moment : extinction des lumières, isolement des interprètes désignés un.e à un.e par un éclairage tremblant et blafard… C’est une facilité un peu manichéenne, à laquelle on préfère le saupoudrage de gestes « malaisants » au milieu de l’ordinaire joyeux des personnages. Pas facile, d’ailleurs, de figurer la difficulté à accepter son corps quand elle est jouée par des circassiens dans la fleur de l’âge, sculptés par l’entraînement.

L’engagement des corps

Des six interprètes en scène, cinq d’entre eux sont des circassiens formés aux acrobaties au sol et aux portés. De ce fait, l’exubérance adolescente est traduite avec bonheur par diverses figures, qui disent concrètement la liesse et l’énergie, la prise de risque aussi. La voltigeuse s’envole, on assiste à quelques colonnes à trois, c’est globalement de bonne tenue.

Ces figures acrobatiques sont aussi l’occasion de multiplier les contacts, de faire interagir les personnages. On peut alors peindre le portrait de la camaraderie, de l’amitié, de l’indispensable soutien des pairs. A ce titre, les portés acrobatiques qui incluent la nécessité de prévoir des parades, quand des interprètes assurent les autres en cas de chute: elles sont une très efficace métaphore du refuge procuré par « la bande », de la sécurité qu’elle procure. On peut aussi peindre le trouble de l’attirance quand elle n’a encore que la maladresse pour s’exprimer, les corps pris les uns aux autres comme autant de portes à un possible érotisme, à de possibles effleurements des lèvres. C’est l’occasion de peindre aussi la difficulté qu’il y a, quand une personne est troublée par un.e représentant.e de son genre, à prendre le risque du rejet, à se départir de la norme et à aller à la rencontre de son véritable désir.

Régulièrement, des éléments détachés du décor servent de plateformes plutôt que d’utiliser des banquines, ou se prêtent à être escaladés par la voltigeuse. C’est habile.

Cette partition acrobatique se double d’une partition dansée, soutenue par le sixième et dernier interprète qui se trouve être musicien et DJ, et qui mixe la musique depuis un coin du plateau. Divers passages mêlent les deux univers, mais une belle scène de fête ouvre une parenthèse purement chorégraphiée au milieu du spectacle.

Si tous les interprètes ne sont pas égaux niveau danse, on prend tout de même plaisir à profiter de la bonne humeur contagieuse qui s’en dégage. Si, techniquement, il n’y a rien qui réinvente là l’art chorégraphique, la scène s’intègre bien à la dramaturgie générale. L’utilisation du flossing, ce mouvement de danse popularisé par le jeu Fortnite, est un clin d’œil à la fois efficace et aujourd’hui presque daté à la modernité, avec son côté so 2018.

Dans l’ensemble, il y a une très belle énergie au plateau : le groupe fonctionne bien et s’écoute, le rythme est correctement tenu, chaque interprète arrive à soutenir le groupe autant qu’à exploser individuellement quand cela est nécessaire.

Un jeu convaincant parce que juste

On l’a signalé, le spectacle engage beaucoup les interprètes sur le terrain du jeu théâtral, dont la place croît à mesure que la dramaturgie se déploie. Il ne tombe pas dans l’écueil du bavardage, car le mode d’expression reste avant tout corporel, mais les interactions entre les personnages demande beaucoup d’expressivité.

Sur ce plan, les filles s’en tirent un peu mieux que les garçons, mais l’impression d’ensemble est celle d’une belle précision des intentions, qui ne sont pas surjouées et ont pour cette raison la couleur de l’authenticité. Célia Casagrande, dont le personnage, souffre-douleur du groupe, est parfois un peu malmené, réussit à jouer une panique très convaincante, de la même manière d’ailleurs qu’elle fait joliment ressentir les scènes de trouble amoureux.

Sur une partition émotionnelle riche, les six interprètes arrivent à une belle justesse – car le musicien n’est pas un faire-valoir relégué à un coin du plateau, et il prend une part modeste mais réelle au jeu. La séquence où chacun.e déballe le contenu de son sac pour montrer quelques souvenirs d’adolescence est un beau moment de sincérité.

Un spectacle méritant et bientôt abouti

Tout de même, dans ce tableau d’adolescents du XXIe siècle, on ne peut s’empêcher de trouver étrange la relative absence des écrans, du téléphone, de la technologie en général. Seule concession, le prise de selfies pendant une fête… Pour le reste, le propos semble assez juste.

On a l’impression que certaines scènes sont un peu redondantes, ou étirées trop longtemps dans le temps. Mais, encore une fois, cela s’explique au moins en bonne partie par l’adaptation du spectacle à la blessure d’un de ses interprètes sans possibilité de le remplacer, qui a réduit le nombre de figures acrobatiques, et forcé à réécrire une partie des rôles.

Bémol final qui, pour le coup, ne saurait trouver son origine dans la fameuse blessure : la scénographie, astucieusement pensée sur la base d’armatures en tubes qui font comme une sorte de cage autour de la scène, semble ne pas tenir sous son propre poids. Majoritairement faite de PVC – même les éléments utilisés par les circassiens pour se suspendre ou prendre appui ! – elle s’affaisse vers le centre de la scène… 

Malgré ces défauts de jeunesse, il est possible d’affirmer qu’on a affaire ici à un beau spectacle,  porté par son énergie et sa sincérité. Il ne peut devenir que meilleur.

La remarque vaut d’autant plus quand on connaît le travail d’Edward Aleman, dont la présence solaire rayonne dès qu’il prend pied sur un plateau. On en est réduit à imaginer ce que sa grâce féline et son énergie auraient apporté au spectacle, et on peut envisager qu’il porte le projet à un niveau de dynamisme encore supérieur. Et on est très curieux de voir l’étonnant tableau que doit composer son duo avec la porteuse Fanny Hugo, les deux interprètes partageant une certaine forme de force tranquille.

Pour autant, l’idée d’avoir sur scène un personnage physiquement diminué, empêché, forcé de se tenir à l’écart des défoulements de ses camarades, n’est pas inintéressante… Seulement, ce n’est pas dans cette intention que le spectacle a été écrit, et il ne pourra que bénéficier du rétablissement de sa configuration initiale.

En somme, un spectacle enthousiasmant, globalement très agréable, doté de belles intentions, qui semble avoir recueilli l’assentiment unanime de la salle. A voir, même dans sa configuration actuelle, et à plus forte raison avec sa distribution en parfait ordre de marche !

 

DISTRIBUTION

Mise en scène : Edward Aleman et Sophie Colleu

Interprétation : Edward Aleman, Alexandre Bellando, Célia Casagrande, Cristian Forero, Fanny Hugo, Jimmy Lozano

Texte et dramaturgie : Ronan Chéneau

Création musicale : Alexandre Bellando

Création lumière : Stéphane Babi-Aubert

Scénographie : Sylvain Wavrant

Costumes : Marie Meyer

Conception et construction de la marelle : Claire Jouet Pastré

Visuel: (c) Sylvain Frappat

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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