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“Au milieu des terres”, sentir la vie et les pulsations de la Méditerranée

“Au milieu des terres”, sentir la vie et les pulsations de la Méditerranée

13 April 2023 | PAR Mathieu Dochtermann

Et si la Méditerranée avait une voix ? Que dirait-elle, comment se raconterait-elle, quel message nous adresserait-elle ? Explorer ce qu’est, pour la planète, la mer Méditerranée, et ce qu’elle représente pour les humain·es traversé·es par ses cultures et ses rivages, telle est l’entreprise du spectacle Au milieu des terres du GdRA de Christophe Rulhes. Une œuvre qui emprunte à de nombreux arts, polyphonique, polymorphe, dense et foisonnante, dont le battement fait écho à une pulsation intime chez les spectateurs. Une bonne idée de programmation du festival Spring, qui lui offrait sa première à la Scène 55.

 

Un spectacle dont une mer est l’héroïne

Au milieu des terres commence par une musique et par un chant, et c’est là une belle façon d’entrer dans l’essence de cette Méditerranée qui est à la fois sujet et objet du spectacle. Comme une façon de signifier qu’elle est aire culturelle, et donc fait social et historique, mais aussi sonorités, pulsations. La musique est un langage, et les accents de celle qui est jouée sur scène sont immédiatement reconnaissables. La culture méditerranéenne, indubitablement, à ses rythmes et ses harmoniques.

L’entreprise de Christophe Rulhes et du GdRA n’est cependant pas de s’arrêter à une approche culturelle au sens étroit, qui hybriderait des formes artistiques piochées dans le bassin méditerranéen pour dessiner une sorte d’esperanto des expressions musicales. Le projet est bien plus vaste et bien plus fou : donner à sentir toute la complexité de cette zone de première importance dans l’histoire de l’humanité, de tous les points de vue possibles. Si on ne touche pas trop ici au politique, tous les autres terrains sont abordés : subjectifs et sensibles, généalogiques, historiques, géologiques, géographiques, anthropologiques, biologiques… Si on prend des millions d’années de recul, il n’est pas inutile de le rappeler, la Méditerranée va se refermer, et l’Europe et l’Afrique ne formeront un jour qu’un seul et unique continent : c’est un point de vue qui bouscule immédiatement le regard.

On mesure le caractère ambitieux de l’entreprise, et on se rend compte dans le même temps qu’il n’est possible, en une heure trente, que de donner des fragments, de distribuer des bribes d’information et de trajectoires intimes, qui ensuite composeront un portrait par petites touches, de façon impressionniste. Il s’agit aussi de donner parole à la Méditerranée elle-même, de trouver une parole qui, sans être de l’ordre d’une personnification anthropomorphique, donne tout de même quelque chose sensible et intelligible à entendre. Et dans la foulée de placer la Méditerranée sur scène, au moins symboliquement, de donner à voir et à sentir sa présence.

Une récit polyphonique

Pour permettre à cette mer de se raconter, et pour mêler sa parole à celle des humain·es lié·es à ses rives, Au milieu des terres utilise donc entre autres la musique. Christophe Rulhes est accompagné d’Enza Pagliara, chanteuse italienne qui s’accompagne à l’aide notamment du tambourin des Pouilles. A eux deux, ils mettent en dialogue des sonorités qui restituent les nuances de couleur du pourtour méditerranée. La langue du chant – magnifique – d’Enza Pagliara est l’italien, et la parole circule elle-même entre les interprètes sur ce principe de faire entendre les différentes musiques des langues méditerranéennes : le français se mêle à l’italien, mais également à l’occitan et à l’arabe tunisien. Il n’y a pas de ligne nette qui sépare l’accompagnement musical du texte joué, car Au milieu des terres provoque des glissements de l’ordre du parlé-chanté qui confirment que, parfois, le son, la prosodie, le rythme de la langue sont plus importants que le texte proféré.

La parole, cependant, reste importante, car il y a plusieurs récits à faire se rencontrer. Chaque interprète en scène livre son lien intime à la Méditerranée, raconte son importance subjective, un ressenti singulier mais qui chaque fois résonne avec quelque chose d’universel. Le lien peut être plus immédiat, ou évident, dans le cas de personnes nées sur une rive de la Méditerranée et dont la vie s’est finalement construite de l’autre côté. Mais même quand le lien est familial, à plusieurs générations de distance, on se rend compte que les attaches ne sont pas moins réelles pour être plus discrètes. C’est l’une des forces de ce spectacle de permettre la réalisation du fait que, au-delà des premières évidences, une part énorme de la population des trois continents qui bordent cette mer sont irrigués par un héritage et un imaginaire qui se sont structurés autour d’elle, des liens profonds et complexes qui existent même pour celleux sont né·es loin de ses rives.

Et puis il y a la parole de la Méditerranée elle-même, qui vient sous forme de monologues portés tour-à-tour par les différent·es interprètes, une parole qui vient perturber le caractère normalement anthropocentrique du théâtre en mettant le non-humain au centre de la dramaturgie. C’est une expérience de plus en plus souvent tentée sur les scènes, mais cela ne diminue pas l’intérêt que l’on peut accorder à cet Au milieu des terres, où la mer réussit à déborder la parole humaine. Par la forme, parce qu’elle vient en vagues immenses et intenses, qu’elle enfle et ondoie comme les flots, qu’elle se chante plus qu’elle ne se dit. Par le fond, parce qu’elle est factuelle, sans ego, plutôt logorrhée d’éléments objectifs scientifiquement établis que nuancier de ressentis décalqués de ceux des humain·es. C’est une parole presque impossible à embrasser dans sa totalité, tant elle est profuse – mais elle a le mérite d’exprimer le temps long, de faire exister ce qui ne relève pas de l’humain, de penser à d’autres échelles en embrassant d’autres logiques. Le texte touche parfois à une forme de poésie, mais il est également ardu, et la litanie des données scientifiques sèches donne parfois le vertige.

Construire une expérience sensible avec tous les arts

La place du chant et du jeu parlé sont donc éminents, comme l’est la musique. De ce point de vue, on relèvera que le texte n’est pas toujours bien servi. D’abord pour un problème d’équilibrage du son – peut-être propre à la salle dans laquelle la première a été représentée – qui faisait le grand écart entre certaines voix nues peu soutenues et donc peu audibles, et des sons enregistrés absolument assourdissants. Ensuite du fait d’un problème de disparité dans l’interprétation, avec parfois des problèmes d’accent qui pouvaient rendre le texte peu intelligible, ou des problèmes de projection de la voix, voire de justesse de jeu, de la part de certain·es interprètes. C’est presque une marque de fabrique du GdRA que de prendre le risque de la disparité des niveaux d’interprétation sur scène – le pari étant que le spectacle est suffisamment fort pour l’endurer, et que ces disparités se lissent avec le temps.

Le corps a également une place très importante dans Au milieu des terres, car il est aussi un point de contact entre les humain·es, et entre un langage artistique et la mer elle-même qui se retrouvent dans les rythmes, un mouvement en battement qui met le corps au diapason des pulsations marines. Il peut s’agir des gestes spontanés, presque maladroits et donc absolument touchants, d’un intellectuel tunisien qui ponctue tout son discours de mouvements de ses mains. Il s’agit surtout de la danse, mâtinée d’éléments d’acrobaties, qui est portée par deux interprètes de grand talent, Mounâ Nemri et Chloé Beillevaire. Qu’il s’agisse de soli ou d’un duo qui dialogue de part et d’autre du dispositif plastique qui représente la Méditerranée sur scène, il y a chez elles une grâce alliée à une puissance, proprement hypnotiques. Mounâ Nemri propose une danse-fusion qui se nourrit d’influences diverses et offre dans son geste artistique un miroir de la créolisation qui concerne une part croissante des populations riveraines du bassin méditerranée. Toutes les deux portent aussi leur propre témoignage, et une partie de la parole de la Méditerranée elle-même – et de ce point de vue le monologue de Chloé Beillevaire est vertigineux d’intensité et de justesse.

Pour finir cette peinture composite, il était nécessaire de donner corps à cette mer qu’on invoquait sur scène, et, pour cela, les arts plastiques et la lumière ont été convoqués. La Méditerranée est représentée sur le plateau par un dispositif fait de plusieurs dizaines de règles portant des LEDs, qui sont montées sur des pieds verticaux. Chaque règle est motorisée indépendamment et peut tourner autour d’un axe horizontal. La combinaison des changements de position et des changements de lumière – en teinte comme en intensité – permet de restituer de façon étonnamment forte quelque chose de la mer, dans l’amplitude et le rythme de ses battements, dans les formes des vagues, dans un caractère qui s’étale de l’apaisant au menaçant. Le travail plastique du Collectif Scale, habilement soutenu par la création lumière de Lénaïc Pujol et David Løchen, donne une force et une pulsation à un plateau qui est sinon presque nu – un pied de micro, un tabouret, quelques instruments de musique.

Cette mise en scène qui concentre le regard sur le dispositif qui figure la Méditerranée, et qui laisse les interprètes se placer ou se déplacer le long de son pourtour, est une image plutôt juste pour ce spectacle qui parle d’homme et de femmes, de populations entières, mais aussi et surtout d’une entité complexe, existant à de multiples niveaux, qui précède largement l’arrivée de l’humanité et garde sa propre destinée, même si elle est fortement impactée par l’anthropocène. C’est un spectacle complexe et passionnant, dont on pourrait craindre que les multiples composantes ainsi juxtaposées ne lui donnent un côté ardu. Au contraire, finalement, le mariage opère bien, et les éléments, en se répondant, tissent un sensible singulier, à mi-chemin entre le portrait et le paysage. Il y a ici une attention sincère à l’humain, en même temps qu’un intérêt authentique pour le non-humain, ou la méta-humain. Si l’on oublie la difficulté à (parfois) recevoir le texte, c’est un spectacle réussi, aussi bien construit qu’émouvant.

GENERIQUE

Une création du GdRA

Mise en scène & conception Christophe Rulhes
Chorégraphie & conception Julien Cassier
Mise en récit Christophe Rulhes avec des textes de Catherine Jeandel & Mondher Kilani

Créé et interprété par :
Enza Pagliara texte, musique et chant
Mounâ Nemri texte, acrobatie, danse
Chloé Beillevaire danse
Mondher Kilani texte, danse
Christophe Rulhes musique

Photo : (c) Erik Damiano

Théorème. Je me sens un coeur à aimer la terre d’Amine Adjina
Piaf, Olympia 61
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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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