Cirque
“Dans l’espace”, l’artiste de cirque tourne autour de la Terre

“Dans l’espace”, l’artiste de cirque tourne autour de la Terre

13 December 2022 | PAR Mathieu Dochtermann

La dernière création de la compagnie Un loup pour l’homme, intitulée Dans l’espace, était donnée du 9 au 11 décembre à Arras à l’initiative du Tandem Scène Nationale. Sous la houlette d’Alexandre Fray, quatre acrobates et deux musiciens partagent l’espace d’un chapiteau où s’inventent de nouvelles relations entre l’humain et le champ des forces naturelles dans lesquelles il s’inscrit. Conceptuel, mais également sensible et élégant.

 

C’est sous un chapiteau dont elle a fait l’acquisition pour ce spectacle que la compagnie Un loup pour l’homme accueille le public de Dans l’espace. Tout ce qu’il y a de plus classique à l’extérieur, il s’avère méconnaissable à l’intérieur. Certes, la piste y est circulaire, et ceinturée de gradins en bois. Certes, on voit deux morceaux de mâts traverser ces derniers pour venir se ficher dans le sol. Mais un plafond de toile est tendu à 3,5 mètres environ au-dessus de la tête du public, qui métamorphose complètement l’espace et en fait un endroit intime, un cocon dans des tons pastels verts et bleus. Au centre est découpée une ouverture circulaire par laquelle on aperçoit un gril de la même forme portant les projecteurs. Dans un coin, les gradins de bois s’arrêtent pour ménager un espace aux deux musiciens, encadrés dans des parallélépipèdes aux arêtes métalliques. Cette ambiance feutrée et futuriste, intime et légèrement déconcertante, à mi-chemin entre organique et minéral, est celle dans laquelle se déploie Dans l’espace – et c’est un écrin qui va bien à ce spectacle.

Alexandre Fray, le fondateur de la compagnie, entend prolonger ici les associations fertiles qu’a faites naître en lui la lecture d’un ouvrage, Dans l’espace, de Fabio Viscogliosi, auquel le titre du spectacle rend évidemment hommage. L’artiste, qui porte habituellement ses recherches vers la dimension sociale et relationnelle des portés acrobatiques, a souhaité ici franchir un degré supplémentaire. Il ne s’agit plus seulement, au travers des corps et de l’effort, d’explorer le relationnel d’humain à humain, mais également le relationnel de l’humain au non-humain. De l’humain au champ des forces dans lesquelles il habite, à son environnement au sens de milieu physique, à son espace, enfin, au sens des trois dimensions dans lesquelles il peut se mouvoir.

Sur la piste les quatre acrobates se confrontent donc à elleux-mêmes, les un·e aux autres, aux choses, comme autant de façon de montrer concrètement les principes physiques qui sous-tendent toutes ces interactions. Qu’on tire un sac de sable, on en révèle l’inertie. Qu’on le soulève, on en révèle le poids. Qu’on le suspende à un fil et qu’on y applique une force pour le mettre en mouvement ou l’arrêter, on éprouve les lois de la dynamique. Et ainsi de suite. Tout n’est pas que dans l’objet : les acrobates peuvent tester des équilibres en se tirant mutuellement, la force centrifuge peut venir de la rotation d’une voltigeuse autour de son porteur…

Ce n’est pas la première fois qu’un artiste de cirque explore les lois de la physique, joue à les montrer, en fait le ressort dramaturgique d’une œuvre. L’inclassable Johann Le Guillerm en est un exemple, aux côtés duquel on peut citer Camille Boitel, Alexander Vantournhout… Comme ses devanciers, Alexandre Fray aboutit à un cirque décentré : non seulement décentré de l’humain, qui n’est plus le cœur autour duquel tout gravite, mais aussi et surtout décentré de l’injonction à faire œuvre spectaculaire. Quand on teste les forces jusqu’à la limite et qu’on les laisse finalement l’emporter, ce n’est pas la virtuosité circassienne qui est mise en avant ; restent d’autres façons de faire spectacle, des façons plus ludiques, plus inventives, de jouer avec les accidents, de tourner les confrontations en de nouvelles relations possibles. C’est un grand détournement, dispersé et joyeux, qui cherche librement dans toutes les directions.

Car ce qui est singulier dans ce travail, c’est la façon de ne pas rechercher la domination ou l’opposition avec ces forces et ces objets, mais au contraire d’en faire des partenaires de jeu avec lesquels se trouvent de nouveaux équilibres, des manières de faire originales qui ne brusquent ni les corps ni les lois qui s’y appliquent. Un lourd tube en métal est-il en rotation autour de la piste, on apprend à courir au-devant ou à l’esquiver d’une pirouette. Oscille-t-il au ras du sol, c’est l’occasion de se contorsionner dessous, de jouer à s’inscrire dans la période de son mouvement. Décrit-il des sinusoïdes, cela permet de faire du main-à-main à l’endroit où sera l’apex de sa course. Et ainsi de suite.

Les tableaux se succèdent, sans beaucoup d’autres liens que cette recherche commune, séparés par des noirs qui annoncent la mise à l’épreuve d’un nouveau dispositif. On retrouve aussi en fil rouge un parti pris de confronter les acrobates au non-vivant : qu’il s’agisse d’un bloc de pierre, d’un tube de cuivre ou de sable, les objets proviennent d’un univers minéral. Les objets reviennent périodiquement en jeu, s’éprouvent de différentes façons, de la même manière que les quatre acrobates ne sont pas nécessairement dans tous les tableaux et se succèdent les un·es aux autres quand iels ne sont pas en même temps en piste.

Dans cette proposition qui pourrait sembler abstraite et aride, iels arrivent à trouver un endroit juste d’écoute sensible, qui rend le spectacle délicat, élégant à force d’épure dans la relation entre ces corps qui se rencontrent, corps minéraux avec corps humains. Iels ne sont pas sans appliquer beaucoup de leur force, ou sans tenir de très délicats équilibre, et iels le font avec détermination et concentration, mais aussi avec beaucoup de précaution, et une certaine qualité d’effacement, qui, combinée peut-être à cet espace inhabituel et à ses couleurs douces, rend quelque chose d’à la fois poétique et fragile.

Si l’on voulait chercher à exprimer une réserve, on n’irait pas dire de ce spectacle qu’il est trop cryptique ou trop cérébral, car la réflexion est ici incarnée, elle passe par une mise en situation concrète, dynamique, renouvelée, suffisamment ludique pour qu’on puisse s’associer au jeu d’exploration même quand on ne saisit plus les enjeux sous-jacents. Mais peut-être, parfois, la focalisation un peu longue sur des choses très infimes, ou très répétitives, peut-elle faire baisser un peu de la tension qui naît de l’invention perpétuelle qui est le moteur qui propulse Dans l’espace. On ne décroche pas complètement pour autant, mais on alterne dans des va-et-vient entre une attention soutenue et un flottement rêveur. Ce qui n’est peut-être pas, au final, si désagréable !

Réussie, cette exploration finalement plus contemplative qu’explosive des relations à inventer entre l’humain et ce qui l’environne trouve dans le cirque, particulièrement ici dans l’acrobatie, un endroit propice pour s’épanouir. On se laisse ici le temps de la recherche, la liberté du jeu, la légèreté de se tromper pour mieux trouver un chemin ensuite. C’est serein, apaisé, en même temps que captivant. On en ressort non pas chamboulé·e, mais doucement déplacé·e. Une expérience rare au cirque. Trop rare ? C’est à vivre, en tous cas.

 

GENERIQUE

Avec :
Acrobates Leon Bo?rgens, Pablo Escobar, Alexandre Fray, S?pela Vodeb
Musiciens live Joris Pesquer et Enguerran Wimez / Dalès

Direction artistique Alexandre Fray
Scénographie Miriam Kooyman
Regard extérieur Paola Rizza
Oreille extérieure Matthias Penaud
Régie lumière et générale Rémi Athonady
Régie son Léo Debeugny
Création lumière Bastiaan Schoof
Conseil sonorisation chapiteau Benoit Courribet, Fanny Thollot
Direction de production Lou Henry
Production, logistique Emma Lefrançois
Logistique Emma Lefrançois
Presse Estelle Laurentin
Remerciements Caroline Cardoso, Pierre-Jean Faggiani, Laurent Mulowsky

Photo : (c) Valérie Frossard

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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