Cirque

“AmalgameS ou le cirque sécuritaire” : cirque et politique pour faire le ménage

14 July 2022 | PAR Mathieu Dochtermann

En clôture de sa soirée d’ouverture, le Festival de cirque d’Alba la Romaine, qui se prolonge ensuite jusqu’au 17 juillet, propose AmalgameS ou le “cirque” sécuritaire de la Compagnie Singulière. Au programme, un peu d’acrobaties, et surtout beaucoup de théâtre, qui louche du côté du théâtre-forum, le but du jeu étant de déplacer le spectateur, de semer le doute, d’éveiller la vigilance, avec pour thème la dénonciation des dérives de la société de la surveillance.

Techniques mixtes au service d’un propos politique

Les spectacles de la Compagnie Singulière – qui porte plutôt pas mal son nom – sont généralement un mélange de techniques d’esthétiques piochées dans tout le champ des arts vivants. AmalgameS ou le “cirque” sécuritaire n’échappe certes pas à la règle : il s’agit ici beaucoup plus de théâtre de rue que de cirque, dans un dispositif fait pour créer la surprise et semer le doute. On se gardera de trop dévoiler, mais on peut citer une tentative de hacking réalisée en direct, plusieurs séquences vidéos prises sur place, une invitation faite au public à participer, des harangues au contenu fortement politique, un pianiste aux connaissances encyclopédiques, et la présence d’un gorille en manque d’affection.

On mesure à ce qui précède qu’on est là face à un spectacle patchwork, fait de pleins de bonnes idées mises bout-à-bout, un foisonnement créatif qui pourrait déconcerter s’il n’était tenu par son fil rouge : montrer, pour mieux la contester ensuite, la société de la surveillance généralisée. On ne plonge pas pour autant dans Foucault et Deleuze : si le fond est sérieux, la façon de la mettre en scène est très concrète et expérientielle. Il n’est pas exclu qu’on donne à penser – le spectacle dissémine des bribes d’information, par exemple le glissement sémantique de “télésurveillance” à “téléprotection” – mais le but est avant tout de donner à sentir : rire un peu, surprendre, manipuler en fait, inquiéter finalement pour mieux réveiller l’envie d’agir.

Le cirque et la parole au service de la critique politique

Le cirque, en tant que pratique corporelle fondée sur une certaine virtuosité technique et sur la prise de risque, constitue donc une portion modeste du spectacle. Pour autant, il ne faut pas la minorer, car la qualité est présente : l’idée d’utiliser des barrières Vauban comme agrès servant de support aux acrobaties des trois interprètes circassiens – plus une séquence chorégraphiée – est très bien exploitée. Ces machins disgracieux, lourds, encombrants, deviennent des objets poétiques, métaphores évidemment d’une société de la frontière, de l’espace social contrôlé, de l’obsession – illusion ? – sécuritaire. On retiendra particulièrement le numéro d’équilibre, qui voit les interprètes construire un gigantesque échafaudage fait de barrières empilées les unes sur les autres, au sommet desquelles Thomas Bodinier se maintient dans un équilibre précaire. Plus généralement, les trois circassiens arrivent à évoluer avec le mélange d’énergie, de précision et de grâce pour que leur utilisation des barrières ne déçoive ni ne lasse.

Mais AmalgameS ou le “cirque” sécuritaire est surtout un spectacle discursif, fondé sur l’idée d’une manipulation – bienveillante – du public devant induire au moins un questionnement, au mieux une participation active à un débat dont on ne sait trop s’il aurait vraiment la place de se déployer dans cette agora tout de même particulière. Les moyens sont parfois un peu gros – fausse caméra “intelligente” et parlante peu vraisemblable (encore que) – mais le jeu est globalement à la hauteur : conférencier, agents de sécurité, et toute une galerie de personnages à ne pas dévoiler en avance, les rôles sont suffisamment convaincants pour instiller le doute dans l’esprit des spectateurs – et c’est là tout le but de la proposition. Cet état d’inconfort, où la ligne entre réel et fiction devient poreuse, suscite bel et bien des réactions du public, qui cherche à démêler le vrai du faux, s’indigne, cherche d’éventuels complices… Cet état de vigilance active serait peut-être celle du “spectateur émancipé” (qui serait l’inverse du spectateur captif-passif) : le spectateur-citoyen en somme, même si Jacques Rancière, à qui on emprunte cette idée d’émancipation, se méfiait de la confusion des rôles et du brouillage des frontières s’ils devenaient une fin en soi. Le spectacle évite cet écueil, car la confusion sert justement le propos, de nature politique : éveiller face à ce qui est dépeint comme un recul majeur de nos libertés.

Le patchwork et les bonnes intentions

Il n’est pas désagréable d’assister à des spectacles qui se veulent ouvertement et frontalement politique, avec un parti-pris sans équivoque. Que la création puisse encore être engagée, qu’elle tente de participer à éclairer le monde et à peser dans le débat public, c’est – au moins une partie du temps – une chose qui est un signe de bonne santé du débat public comme de la création. Qu’on songe seulement à la brillante Trilogie des Contes Immoraux (pour Europe) de Phia Ménard. Le procédé est ici différent : moins métaphorique, on en a écrit plus haut qu’il était de nature expérientielle autant que discursive, en donnant à sentir l’œil de Big Brother d’abord, pour donner l’espace d’en parler ensuite. L’intention est très louable, et même si les procédés de trucage de la réalité ne sont pas nouveaux, ils sont employés de manière créative et efficace.

On n’est cependant pas convaincu jusqu’au bout. Certes, on ne peut nier que le public d’Alba était globalement réceptif, voire acquis au discours – mais la question se pose, justement, de la réaction d’un public qui n’adhérerait pas par avance aux thèses défendues. De sorte qu’on peut se demander s’il ne s’agit pas, en fait, de débattre entre personnes dont l’opinion est globalement homogène, ou de convaincre des gens déjà convaincus. On doit ajouter que la charge frontale tous azimuts contre ce qu’il est devenu usuel d’appeler “dérive sécuritaire” manque un peu de nuance, et n’alimente finalement pas une dialectique constructive qui ferait une place à l’hétérogénéité de points de vue différents qui peuvent tous avoir une certaine légitimité – ce qui serait l’occasion d’instaurer ou de restaurer un débat public véritable, où la contradiction a sa part. Et puis, pris au piège de son sujet et voulant trop bien faire, le spectacle génère des confusions qui peuvent desservir son propos : entre la surveillance imposée par l’Etat et la servitude volontaire sous le joug des GAFA, entre l’hyper-régulation de l’espace public et le recul de la vie privée sur internet, entre la volonté de voir et le pouvoir de contraindre les corps, l’écriture s’embrouille un peu. En somme, on regrette que le spectacle s’attaque à de vrais problèmes avec des arguments parfois… eux-mêmes problématiques. Une petite diatribe anti-pass vaccinal vient corroborer cette impression.

Au final, AmalgameS ou le “cirque” sécuritaire est plein de mérites : ambition politique, qualité d’interprétation sur tous les plans, humour omniprésent, capacité d’improvisation, ingéniosité du dispositif. Mais il souffre aussi de sa principale qualité, celle d’être un spectacle à fort parti-pris politique. Après tout, cela peut générer du débat, ce qui est une vertu ! Dans la version présentée le 12 juillet, le spectacle s’étire un peu trop, pour l’instant – il est tout jeune et on a le sentiment que les artistes ont eu du mal à faire le tri entre toutes les bonnes idées qu’ils ont eues : quelques petites coupes lui conférerait un rythme plus nerveux qui lui réussirait sans doute mieux.

GENERIQUE

Avec
T. Bodinier
M. Camara
L. Hillel
M. Vienot
Pianiste : D. Masson
Mise en scène : C. Coumin
Bidouilleuse informatique : H. Tourmente
Régisseur son : C. Thévenin
Costumes : J. Costadau
Production/Diffusion : D. Strée et S.Mouilleau
Administration : A. Savatier

Photo © Christian Coumin

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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