[Interview] Stéphanie d’Oustrac : “Il faut toujours essayer de se faire surprendre pour pouvoir ensuite surprendre le public…”
Après L’Aiglon à Marseille en février dernier et alors que nous la retrouvons du 17 mai au 6 juin à la Scala de Milan dans L’Heure espagnole – L’Enfant et les Sortilèges mis en scène par Laurent Pelly, arrêtons-nous une instant avec la mezzo-soprano Stéphanie d’Oustrac, formidable interprète dont le talent vocal n’a d’égal que ses incarnations scéniques régulièrement saluées.
Quel est votre meilleur souvenir sur scène?
C’est assez difficile à dire car c’est un petit peu comme lorsqu’on vieillit?: on a tendance à se rappeler des premiers temps. Je dirais que le souvenir qui est quand même très fort, c’est lors de mes débuts, pour Psychée, où le chant et le théâtre étaient aussi importants l’un que l’autre. Ce sont vraiment mes deux passions, et dans cette œuvre j’étais réellement comédienne : j’avais du texte parlé, qui plus est avec la langue de Corneille, et je m’en souviendrai toute ma vie. Au commencement, il n’y avait pas de musique : je démarrais justement par du texte. L’expérience ne s’est jamais reproduite ensuite : le silence avant de démarrer. A ce moment-là, j’ai vraiment senti ce vide que ressentent les comédiens : il faut commencer, il faut y aller sans musique qui te mène, alors qu’à l’opéra, nous avons toujours une introduction. On est porté, on est amené. Là, non, il n’y avait rien : c’était un silence et il fallait que je démarre. Je n’avais que 20-25 ans, et il fallait que je démarre avec rien. Tout à coup, j’ai ressenti cette espèce de vide où il fallait sauter. Mais c’est finalement notre métier : on est à chaque fois au bord du vide et il faut y aller, avec beaucoup d’enthousiasme et de courage. C’est un métier extrêmement difficile et en même temps extrêmement enthousiasmant et passionnant. Pour l’instant j’ai toujours cette sensation et c’est quand même celle-là, la première de ma vie, qui est restée la plus forte.
Il n’est pas si rare à l’opéra de reprendre un rôle que l’on avait déjà joué, comme par exemple lorsque vous aviez à nouveau incarné Sesto dans La Clemenza di Tito à l’OnR en 2015. Cela vous avait-il permis de l’appréhender différemment?
Il y a effectivement une certaine appréhension car je fais finalement peu de reprises. Au début, il s’agit donc plutôt de l’appréhension de ne pas vouloir refaire la même chose que ce que tu as fait auparavant, ce qui n’est pas facile quand c’est une création. Heureusement, j’avais Katarina [Thoma, metteur en scène de La Clemenza] qui avait vraiment travaillé sur l’œuvre, les personnages, etc… et qui m’a apporté une lecture différente. Il faut toujours essayer de se faire surprendre pour pouvoir ensuite surprendre le public, se surprendre soi-même, ne pas resservir la même chose… Il faut donc être exigeant en se disant toujours : «non je ne sais rien, et on va redécouvrir ensemble ».
Avant ça, vous aviez sorti un album de mélodies françaises chez Ambronay… Pourquoi avoir sorti cet album à ce moment-là?
Parce qu’on me l’a proposé! (rire) Cet album est le résultat de 20 ans de collaboration et de passion commune avec Pascal Jourdan autour du récital et en particulier de la mélodie française. J’ai déjà fait des disques avec Ambronay (qui est plutôt porté sur la musique baroque), et puis Isabelle Battioni, qui faisait partie du bureau du label, m’avait dit : « Ecoute : maintenant que tu as fait Carmen, et vu que tu es une artiste qu’on a envie de suivre, est-ce que ça te plairait de faire un disque, peut-être de mélodies françaises? » Eh voilà! A partir de là, il suffit de me lancer, et les propositions fusent.
Qu’est-ce que les mélodies françaises ont éventuellement pu vous apporter?
C’est tout un monde… Pour commencer, il y a la poésie française (pas uniquement française bien sûr, mais dans le cas présent…) : il y a quand même des textes extraordinaires mis en musique de manière remarquable… Il ne faut pas oublier également le travail du récital qui en découle. Il s’agit quand même de petits bijoux, c’est un travail d’orfèvre, en petit. Voilà : c’est l’opéra mais en petit, en très ciselé. Dans ce cas précis, nous sommes tous les deux, avec Pascal [Jourdan], et on ne dépend de personne. C’est un travail qui est plus en finesse et en intimité. J’aime la mélodie, j’aime ces textes, j’aime la langue française de toute manière et j’aime la poésie. C’est un parcours logique par rapport à tout ce que j’ai fait : c’est quand même le texte, le mot, les couleurs avant tout.
Avez-vous une idée pour un prochain album?
Oui… mais c’est encore trop tôt pour en parler. En tout cas, nous ne manquons pas d’idées!
Quel est l’artiste, toute catégorie confondue, avec lequel ou laquelle vous aimeriez beaucoup travailler?
J’ai énormément de chance : ça fait 15 ans que je travaille et il y en a vraiment très peu avec qui ça n’a pas été, voire un seul. Je ne peux donc que souhaiter parfois retrouver quelqu’un, que ce soit un metteur en scène, un chef, etc… parce qu’on s’était très bien entendu. Comme avec mon ami Pascal au piano, plus on se retrouve, mieux c’est. On veut toujours aller plus loin, on aime notre manière de travailler, et puis on peut toujours aller explorer davantage. C’est comme pour les rôles : plus on les fait et mieux ce sera. Si on travaille avec des gens passionnants, on ne peut que les approfondir. Dans la vie, c’est comme ça. Donc c’est vaste, trop vaste d’ailleurs, car j’ai quand même beaucoup de chance et j’ai souvent rencontré des gens passionnants. Je me considère chanceuse sur ce point, parce que ce n’est pas si fréquent.
Que pensez-vous de la nouvelle génération de jeunes chanteurs français qui arrivent?
Eh bien là, j’ai l’impression qu’il y a quand même de bons crûs! Malheureusement on ne s’est pas croisé (je ne suis plus dans cette catégorie depuis un certain temps) mais j’en entends parler et je suis vraiment ravie. Après, il faut qu’ils soient intelligents, parce qu’ils vont être très sollicités et que le monde moderne a besoin de «kleenex». J’entends par là qu’il faut que ça aille vite, qu’on soit prêt tout de suite, et on va proposer des choses trop tôt. C’est à nous, chanteurs, d’être intelligents dans nos choix et c’est difficile quand on a 25 ans de pouvoir se dire que l’on peut ou que l’on doit refuser. Il faut savoir que personne ne nous récupérera : si on s’abîme, il y aura toujours quelqu’un d’autre. On doit donc se dire : «Il s’agit de ma vie, il faut que je la prenne en main, et donc que je la gère le mieux possible.» C’est difficile quand on ne se connaît pas encore. On apprend d’ailleurs à se connaître aussi dans les erreurs. On en fera forcément ; j’en ai fait, tout le monde en fait, c’est ça qui nous construit. Il ne faut toutefois pas qu’elles nous soient fatales et il s’agit finalement de prudence. On parle toujours de prudence.
Y’a-t-il une question qu’on ne vous a jamais posée et que vous aimeriez que l’on vous pose?
Non, parce que je n’ai pas l’âme d’une journaliste… Mais ce travail est intéressant car on est toujours dans le partage. C’est-à-dire qu’on a la chance de faire ce métier-là, mais ce n’est pas que ça : j’ai la chance de vivre de ma passion. Pour moi, c’est vraiment quelque chose qui fait que ce n’est pas du travail, c’est du bonheur, c’est la joie… avec ses contraintes, bien sûr, mais quand tu fais vraiment quelque chose que tu aimes, la vie est quand même tellement plus agréable, et on peut s’épanouir. Il faut vraiment être à sa place, ce qui est quelque chose de plus général que par rapport à ce métier. Malgré quelques problèmes, j’ai vraiment trouvé un métier qui me fait du bien, qui m’oblige à me prendre en main, par rapport à la santé, par rapport à tout, ce qui est quand même formidable! Parce que qu’il ne s’agit pas que la voix, il y a le mental et le physique : on est obligé d’être sur une forme de contrôle et en même temps de lâcher prise. C’est merveilleux. Je pars du principe que nous avons tous un «orgue», c’est-à-dire que le corps, l’être humain, est un orgue avec énormément de jeux, mais qu’on ne les utilise pas tous. Je trouve que, grâce à ce métier-là, j’apprends déjà à en utiliser pas mal, y compris en ce qui concerne les rapports humains : quand on commence une production, on ne se connaît pas, et tu vois tout de suite ceux qui sont en instabilité, ceux qui sont en sécurité, etc… D’autres personnes te marquent, comme Willy Decker, que j’ai pourtant rencontré peut-être 4 ou 5 jours sur la reprise de notre production de La Clémence à Garnier, mais c’est quelqu’un qui m’a marquée, avec une vraie personnalité, ses fragilités, et qui a réussi à transformer ces fragilités en force. C’est ça qui est passionnant, et mon métier, ou cette passion, m’a permis de rencontrer quelqu’un comme lui, ce qui va m’aider, je pense, à me nourrir, à être toujours meilleure. Pas uniquement d’un point de vue professionnel, pas seulement en tant qu’artiste, mais en tant qu’être humain. Je suis profondément reconnaissante à ce métier-là pour tout ça.