Opéra
Maria Stuarda à Genève ou l’avènement d’une icône.

Maria Stuarda à Genève ou l’avènement d’une icône.

20 December 2022 | PAR Paul Fourier

Dans le cadre de sa trilogie des Reines, le grand Théâtre de Genève propose l’opéra consacré au destin tragique de la Reine d’Écosse. Stéphanie d’Oustrac y fait une prise de rôle remarquable ; elle est très bien accompagnée par Elsa Dreisig et Edgardo Rocha.

De Marie Stuart, Stefan Zweig écrivit « Peu de femmes, dans l’histoire, ont provoqué une éclosion aussi abondante de drames, de romans, de biographies et fait naître autant de discussions. Pendant plus de trois siècles, elle n’a cessé d’attirer les poètes, d’occuper les savants, et aujourd’hui encore sa personnalité s’impose avec force à notre examen. Car tout ce qui est confus désire la clarté, tout ce qui est obscur réclame la lumière. »

La Grande Histoire avant le livret…

Il faut l’avouer, Marie Stuart eut un destin hors normes. Couronnée reine d’Écosse, en 1543, à l’âge d’un an, à la suite de la mort de son père Jacques V, elle rejoint vite la Cour de France sous l’égide des puissants Duc et Cardinal de Guise, pour y être élevée avec « les enfants de France », les Princes et Princesses de sang royal. Elle se familiarise alors avec cinq langues et de nombreux arts et est, dit-on, fort belle.
Mariée en 1558 au Dauphin à la santé précaire, c’est au décès du roi Henri II qu’elle doit de monter l’année suivante sur le trône de France, trône sur lequel elle ne restera qu’un an, 4 mois et 25 jours, en raison, cette fois, de la mort… de son mari.
Si l’on est déjà grisé par ces débuts doublement royaux, la suite ne sera guère plus apaisée.
De retour en Écosse, elle épouse Henri, Lord Darnley. Le mari est certes homosexuel et très « proche » du secrétaire privé de la Reine, mais il lui donne un enfant, Jacques, né en 1566. À ce stade, précisons, par ailleurs, que Marie a une ascendance Tudor puisqu’elle est la petite fille de Marguerite Tudor, sœur aînée d’Henri VIII, lui-même père (et assassin de la mère, Anne Boleyn) de la Reine Elizabeth 1re d’Angleterre. Les prétentions qu’elle affiche envers le trône d’Angleterre (mais aussi le fait d’avoir assassiné son mari et d’avoir beaucoup comploté) lui vaudront, par la suite, la haine d’Élisabeth qui la fera exécuter en 1587.
Fin de l’histoire ? Pas encore… puisqu’à la mort de la Reine d’Angleterre en 1603, cette dernière n’a pas d’héritiers et la couronne revient alors à … Jacques, fils de Marie qui obtient là, en quelque sorte, une forme de revanche posthume.
Par lui, la dynastie Tudor s’éteint définitivement et commence alors celle des Stuart…

Certes, l’on aurait pu s’affranchir de ce long développement historique, car, après tout, les livrets d’opéra sont rarement fidèles à l’exact déroulé des faits. C’est absolument vrai pour celui réalisé par Giuseppe Bardari pour Donizetti puisque, notamment, la scène de rencontre entre les deux reines de la fin de l’acte II n’a jamais eu lieu. Pour autant, bien des allusions existent dans les propos imaginés pour les deux femmes, des allusions qui renvoient à ce que furent leurs réelles situations respectives.
C’est évidemment le cas pour la scène la plus célèbre de l’opéra, lorsque Marie traite Élisabeth de « Fille impure d’Anne Boleyn », de « femme indigne et lascive » et enfin, pour couronner le tout (si l’on peut dire) de… « vile bâtarde ! ». La première rappelle alors à la seconde que, bien qu’étant sa prisonnière, elle est d’une ascendance plus pure et non souillée que la fille de la deuxième épouse d’Henri VIII (qui fut accusée adultère, d’inceste et de haute trahison).
Notons que cette scène – une des plus hystériques de l’histoire de l’opéra – fut épinglée par la censure, lors de la reprise milanaise de 1835 et alors que la Malibran refusait de se plier aux injonctions, l’œuvre fut purement et simplement interdite au bout de six représentations.

Maria Stuarda, icône, voire star…

Le destin romanesque de Marie a amené Mariame Clément, la metteuse en scène, à figurer comment elle est parvenue, comme le soulignait Zweig, à s’imposer aussi durablement dans la mémoire collective.
Paradoxalement, le livret de l’opéra laisse tout le début de l’opéra à Élisabeth et ne fait apparaître Marie qu’au bout d’une trentaine de minutes. Ce faisant, Donizetti et Bardari ont probablement décidé d’offrir à cette dernière une véritable entrée de Diva à qui échoit, de surcroît, une noblesse des sentiments qui ne caractérise pas sa rivale.
Clément va ainsi traiter le livret comme la montée en puissance d’une icône (une Marilyn Monroe ou… une Princesse Diana) vers qui elle va jusqu’à braquer les caméras, traduisant ainsi, dans notre société actuelle surchargée de communication immédiate, la postérité dans laquelle est passée Marie, selon d’autres vecteurs.
Si globalement, la scénographie – avec une omniprésence de la nature dans laquelle Marie est en harmonie – et les élégants costumes de Julia Hansen sont fort beaux, la lisibilité globale du spectacle s’avère cependant confuse lorsque la metteuse en scène défie le temps et fait apparaître aussi bien la jeune Élisabeth, le défunt Henri VIII dans la peau de de Cecil que le jeune Jacques. En mélangeant époques et points de vue différents, en nous projetant autant dans le XVIe siècle que dans le XXIe et, enfin, en surlignant, parfois à l’excès, certaines idées (dont les assauts répétés de Leicester sur la reine d’Angleterre), Mariame Clément rend, à certains moments, sa mise en scène trop omniprésente. Cela reste néanmoins un grand et beau spectacle, d’autant que la direction d’acteurs est admirable et qu’elle s’appuie sur des artistes de la jeune génération totalement rompus à l’exercice.

Deux reines et deux jeunes femmes qui se font face

Elsa Dreisig, qui a fort à faire avec le personnage que lui a concocté Mariame Clément, y évolue, pourtant, comme un poisson dans l’eau.
À l’opposé de l’imagerie empesée et poudrée habituelle d’Élisabeth (rappelée par quelques clins d’œil montrant ce qu’elle va devenir), la soprano se retrouve dans la peau d’une jeune femme dynamique, en pantalon, qui ne rechigne pas à avoir des étreintes torrides avec Leicester. Dreisig réussit à traduire, avec une vérité incroyable, les affres d’une femme de pouvoir confrontée à la montée en puissance « médiatique » de sa rivale.
Vocalement, l’on sera plus réservé par cette prise de rôle. Certes, si d’autres sopranos ont incarné Élisabeth (dernièrement Elsa van den Heever ou Carmen Giannattasio), la ligne de chant est élégante et les duos avec Leicester la trouvent parfaitement à son aise. Elle s’avère, cependant, souvent limitée tant vers l’aigu que vers le grave (qu’elle sait pourtant bien utiliser lors des récitatifs) et peine, par moments, à traduire, autant par le chant que par le jeu, le comportement erratique de la reine d’Angleterre.

En face, selon une inversion qui est parfois pratiquée, c’est donc une mezzo-soprano qui endosse le rôle de Maria.
Stéphanie d’Oustrac s’y révèle absolument exceptionnelle ! Sa voix, homogène sur toute la tessiture, s’appuie sur ses graves magnifiques pour déployer un chant voluptueux, impérieux, qui sait aussi se teinter, à l’occasion, de tendresse ou de fragilité.
Son air d’ouverture (« O nube che lieve… Nelle pace del mesto riposo ») et le duo qui suit, avec Leicester reflètent ainsi parfaitement le volontarisme de cette reine bien décidée à ne pas se laisser déborder par le destin, irrévocable.
En fin d’acte, son « Vil bastarda », dans cette scène qui semble résumer, à elle seule, la puissance de feu outrancière du bel canto, une scène ardue comme une montagne que l’on aurait à gravir soudainement en raison de l’impact qu’elle doit produire, est d’un mordant redoutable et laisse les spectateurs cloués à leur fauteuil, alors qu’elle ose arborer un sourire plein de défi.
Dans les récitatifs qui ouvrent l’acte suivant, elle use (et parfois, abuse) de ses graves, accentuant ainsi, le rôle de tragédienne qu’on lui a assigné dans cette mise en scène.
Son « quando di luce rosea » est somptueux et si sa prière lui impose, il est vrai, une délicate maîtrise de souffle, la scène finale, par son autorité et une forme de puissante sobriété, consacre définitivement Stéphanie d’Oustrac comme une Maria Stuarda d’exception.

En Leicester, et en dépit des assauts sexuels dont il gratifie Élisabeth (Mariame Clément considère purement et simplement le personnage comme un gigolo), Edgardo Rocha (qui comme les deux sopranos fait ici sa prise de rôle) fait preuve d’une belle noblesse de chant et accompagne magnifiquement les deux reines dans leurs duos respectifs. L’on regrette seulement, que, comme souvent, il se révèle assez avare en aigus en final d’air.

La basse Nicola Ulivieri, en Talbot, comme son pendant néfaste, le baryton Simone Del Savio en Cecil, sont totalement irréprochables, tant ils réussissent à incarner l’un et l’autre les confidents de Maria et d’Élisabeth. Quant à Ena Pongrac, elle assure de sa voix robuste le rôle d’Anna, la nourrice de Maria.

Surtout sollicité dans les scènes finales, le chœur du Grand Théâtre de Genève est d’une belle précision, en particulier dans le magnifique passage écrit par Donizetti lorsqu’il énonce que « la mort barbare d’une reine restera toujours pour l’Angleterre une infamie et une honte » et rappelle cette tâche qui sera à jamais attachée au destin posthume d’Élisabeth.

Andrea Sanguineti, le chef, a décidé d’user d’une lecture très personnelle, revenant notamment à la version de la création, lorsqu’il élude l’ouverture, incluant, de-ci de-là, des mesures de pianoforte pour les liaisons entre les scènes, et n’hésitant pas, par ailleurs, à opter dans cette partition plusieurs fois retravaillée, pour ce qui lui paraît le mieux convenir à sa distribution.
C’est donc une démarche d’efficacité qui semble le guider dans sa direction et ses choix sont d’un impact incontestable.

Au final, Mariame Clément a fait le choix d’un spectacle hors des sentiers battus, celui d’une relecture dissonante pour ce chef-d’œuvre absolu du bel canto. Pour ce faire, elle a pu s’appuyer sur des interprètes d’une jeunesse prête à affronter la modernité de ces femmes qui, quoique reines, se sont installées dans un rapport de force herculéen qui les a fait entrer, l’une comme l’autre, dans une postérité fascinante.
Si l’on rajoute à cela qu’en traduisant toute la passion exacerbée qu’exigeait ce choc des titan(e)s, Donizetti a composé la plus belle des musiques, il ne reste plus qu’à s’incliner – sans en perdre la tête – devant cette si belle reine d’Écosse qu’incarnait ce soir la magnifique Stéphanie d’Oustrac.

Visuels : © Monika Rittershaus et Magali Dougados

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Paul Fourier

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