
“Récitatif” : nouvelle inédite en noir et blanc de Toni Morrison
Publié à l’origine en 1983, Récitatif nous parvient enfin et risque de s’imposer comme un classique à glisser entre toutes les mains.
1980. Toni Morrison, auteure afro-américaine multirécompensée, entreprend l’écriture de Récitatif. Et pour Zadie Smith, qui signe la postface du texte publié par les éditions Christian Bourgeois, cela ne doit rien au hasard. “Le fait qu’il n’existe qu’une seule nouvelle d’elle semble s’inscrire dans la logique de son œuvre. Il n’existe pas de textes de Morrison rédigés à la hâte, pas de romans bouche-trou, pas de sur-place, pas d’écart par rapport à la route principale.” Une route bâtie sur l’apparente contradiction entre la rigide catégorisation raciale et la noirceur source de richesse et de culture commune pour ceux et celles qui en furent les victimes. Dans Récitatif, comme dans tous ses écrits, Toni Morrison tente de résoudre cette contradiction mais, cette fois-ci, en prenant en porte-à-faux son lecteur.
Twyla et Roberta, deux fillettes pauvres âgées de huit ans, sont confiées à l’Assistance publique et placées dans un foyer car la mère de l’une danse toute la nuit et celle de l’autre souffre d’une maladie. On retrouvera ces deux personnages à cinq périodes de leur vie mais sans jamais savoir laquelle des deux est blanche, laquelle des deux est noire. Et ce aussi attentive que soit notre lecture ! Nous avons beau les écouter en cachette quand elles parlent, examiner leurs vêtements, relever le moindre indice… Dès que nous pensons avoir résolu l’énigme, Morrison brouille les pistes. Elle se joue des codes raciaux et, in fine, de nous !
Expérience de pensée aussi rageante que fascinante, Récitatif devrait être lue dans toutes les classes de philosophie et théorie politique(s). Le texte de Morrison n’a, en effet, rien à envier à la position originelle d’un John Rawls ou au dilemme du tramways imaginé par Philippa Foot, la beauté de la langue en plus. Car, cette nouvelle est l’occasion de (re)découvrir une Toni Morrison au sommet de son art, maniant comme personne la complexité américaine. Elle construit son récit de telle sorte “qu’il nous faut admettre que, en dehors de la catégorie de la race, d’autres catégories produisent aussi des expériences communes”, montrant ainsi que si la vie est traversée de toutes parts par des dichotomies fictives, elle ne saurait jamais être contenue par elles. C’est donc en poussant les murs de la catégorie de ceux qui sont “quelqu’un”, que Toni Morrison s’impose définitivement comme la grande dame de la littérature américaine.
Toni Morrison, Récitatif, Paris, Christian Bourgeois, sortie le 17 août 2022, 106 p., 14 euros.
Visuel : couverture du livre