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Où sont passés les intellectuels ? Enzo Traverso fait le point sur une espèce en voie de disparition

06 March 2013 | PAR Yaël Hirsch

Sous la forme d’un entretien avec l’anthropologue Régis Meyran, l’historien italien et spécialiste des intellectuels juifs allemands (“Siegfried Kracauer”, 1994, “La pensée dispersée”, 2004, La fin de la modernité juive, 2013) livre un de ces petits opus récapitulatifs dont il a le secret. En une centaine de pages, “Où sont passés les intellectuels?” résume ce qu’a été, est et pourrait devenir la figure de l’intellectuel. Une bonne introduction sous forme d’agréable conversation.

Sous forme d’entretien, “Où sont passés les intellectuels ?” revient de manière très classique et efficace sur la naissance de la figure de l’intellectuel pendant l’Affaire Dreyfus. Même si la fonction existait déjà sous les Lumières, c’est Clemenceau qui lâche le nom, et l’aspect d’engagement politique au nom de principes éthiques qui demeure la marque de l’intellectuel. Traverso et Meyran passent ensuite au bouillon de la Première Guerre qui transmue cette figure devenue clé dans l’espace public et l’historien italien évoque avec méfiance le concept de totalitarisme pour montrer que l’Entre-deux-guerres est, pour les intellectuels le moment du choix entre antifascisme ou anticommunisme – par effet de contexte, pas par fraternité des deux idéologies (p. 33). Traverso parvient assez bien à montrer que l’intellectuel est avant tout une figure de gauche, accentuant volontiers la veine marxiste et passant sous silence la partie “sociale” du christianisme.

Porté par l’idée que, à l’image de Trotsky, l’intellectuel n’a jamais exercer le pouvoir sans se fourvoyer (p. 41) sauf pour soutenir la sociale-démocratie, Traverso passe dans la deuxième moitié de l’entretien à l’ide classique de l’intellectuel qui parle à l’universel VS l’intellectuel” expert”. C’est sur ce point qu’il suggère l’idée la plus originale du livre. En reprenant le terme de “conseiller” à Norberto Bobbio), Traverso explique une certaine “droitisation” de l’intellectuel et suggère une tripartition qui permet de dépasser la fameuse dichotomie introduite par Foucault entre intellectuel universel et intellectuel “spécifique”. D’après Traverso, en effet, l’intellectuel se met de plus en plus au service du pouvoir comme “conseiller” ou “expert”, ce qui est plus rassurant que le paradigme du “philosophe-roi”, mais se cantonner à ces deux possibilités serait oublier le rôle majeur de cette figure : la critique. Pour l’historien, l’intellectuel est avant tout un “critique du pouvoir” (p. 37).

La troisième partie du livre est probablement la plus décevante, et c’est bien normal, fidèle à sa formation et sa méthode qui consiste à refuser “d’ériger ou de détruire des idoles” pour “les descendre de leur piédestal et les soumettre à une véritable historicisation critique” (p. 35) Traverso évite la futurologie et de se prononcer sur l’avenir de l’intellectuel, notamment après le Printemps Arabe. Tout juste suggère-t-il que le monde ne peut pas vivre complétement sans utopie et relève-t-il le paradoxe que les derniers grands engagements du type “Occupy Wall Street” ou les indignés sont des mouvements qui s’éteignent brutalement sans laisser de traces alors que notre civilisation est obsédée de mémoire…

Petit livre clair et bien fait, “Où sont passés les intellectuels ?” décevra donc ceux et celles qui attendaient des rebondissements sur la question qu’il soulève, mais même sans atteindre le niveau de concision du quasi-manuel “Le passé, mode d’emploi” (La fabrique, 12005), il constitue néanmoins une excellente introduction pour ceux et celles qui voudraient comprendre ce que le mot intellectuel veut dire.

Enzo Traverso, “Où sont passés les intellectuels ?”, entretien avec Régis Meyran, éditions Textuel, collection “conversations pour demain”, 112 p., 17 euros. Sortie le 20 février 2013.

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Yaël Hirsch
Co-responsable de la rédaction, Yaël est journaliste (carte de presse n° 116976), docteure en sciences-politiques, chargée de cours à Sciences-Po Paris dont elle est diplômée et titulaire d’un DEA en littérature comparée à la Sorbonne. Elle écrit dans toutes les rubriques, avec un fort accent sur les livres et les expositions. Contact : [email protected]

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