Etgar Keret au Pays des Mensonges
Etgar Keret est un auteur israélien dissident. Il se joue des intrigues narratives comme des attentes de ses lecteurs, en les transportant dans des détours surprenants.
Dans son dernier recueil de nouvelles, Au Pays des Mensonges, des personnages portent à réflexion leur vie actuelle par leur vie rêvée. Celle-ci prend bien souvent le pas sur la première, tant son irrévérence face au réel s’avère dans de nombreux cas bien plus confortable. Le mensonge, qui représente ici plutôt la manière de se réapproprier le réel par l’imagination, apparaît souvent comme l’opportunité donnée à autant d’enfants d’avoir la parole pour s’échapper.
“Le temps de ressortir au soleil torride de la rue, le cocorico avait atteint 1,75, ce que selon Ouzi était censé nous rapporter cent vingt pour cent sur notre mise.Et c’est comme ça que le cocorico continue de se frayer un chemin, comme un cerf-volant dans le ciel bleu, et nous le suivons, accrochés très fort à sa queue pour ne pas tomber.”
Etgar Keret nous parle d’un monde attachant d’absurdité, car rempli d’espoir. Ses personnages ont une imagination débordante, ils mentent dans le désir d’apporter un peu plus de fantaisie et de légèreté à un quotidien morne et triste. Et s’ils ne mentent pas, ils se retrouvent en prise avec un monde dont ils se réapproprient le non-sens, avec humour. Ils deviennent chacun les héros de leur histoire, car ils arrivent à faire corps, comme Roby qui fait corps avec la terre quand il saisit la poignée du monde de ses mensonges, avec une réalité inattendue dont ils s’approprient la recette; mieux, il s’y frayent un véritable chemin.
Avishaï retourne en enfance et s’y plaît, Ouzi appelle Cocorico ses stock-options du Nasdaq, un homme prépare une rencontre amoureuse par ce qu’il pourrait offrir dans ses poches, tandis qu’un autre, veuf, voit sa femme réincarnée en caniche, dans le couloir d’un train…
A la lecture des nouvelles de Keret, nous retournons en enfance. Pourtant, les personnages mis en scène sont autant d’adultes avec des problèmes, d’adultes. Adultère, divorce, deuil, confrontation au monde du travail. Grâce à son art du storytelling, Keret met une narration vivante en place, le narrateur raconte, les personnages nous racontent, toujours dans l’impératif de devoir nous “surprendre”, et nous apprécions à nouveau ce qui manque, peut-être, aux adultes qui ne sont plus en lien avec le monde des enfants: la possibilité de recréer sur le réel.
“Pendant ce temps, lassée par des années de méchanceté, la méchante sorcière décida de retourner voir tous ceux qu’elle avait ensorcelés, de s’excuser auprès d’eux et de les rendre à leur état naturel. C’est ainsi qu’un jour elle arriva chez le poisson qui était devenu un homme. La secrétaire du poisson lui demanda d’attendre la fin de son rendez-vous par satellite avec ses associés de Taiwan. A ce stade de sa vie, le poisson ne se souvenait plus trop d’avoir été un poisson, et sa société contrôlait un peu plus de la moitié de la planète. La sorcière attendit quelques heures et, voyant que le rendez-vous se prolongeait, elle enfourcha son balai et s’envola. Le poisson continua de s’activer et d’être très occupé jusqu’au jour où, déjà très vieux, il regarda par la fenêtre d’un des nombreux gratte-ciel qu’il avait achetés en investissant intelligemment dans l’immobilier du bord de mer, et ses yeux se posèrent alors sur la mer. En la voyant, il se souvint qu’en fait il était un poisson très riche, qui possédait des dizaines de sièges sociaux et de sociétés de courtage mondiales, mais un poisson tout de même. Un poisson qui avait oublié jusqu’au goût salé de la mer.
Quand Aviad cessa d’écrire, l’animatrice lui lança un regard interrogateur. “Je n’ai pas de fin,” s’excusa-t-il en chuchotant pour ne pas déranger les vieilles qui continuaient à écrire.”
Etgar Keret, Au Pays des Mensonges, aux éditions Actes Sud, 205 p., septembre 2011.