« Le caché de La Poste » : l’enquête sur les coulisses du travail des facteurs de Nicolas Jounin
Pour “Le caché de La Poste”, le sociologue Nicolas Jounin s’est fait embauché comme facteur à La Poste et y mêne une enquête édifiante sur les coulisses de l’organisation du travail. Une « critique, qui s’espère rationnelle, de l’irrationalité du modèle imposé par les ingénieurs de La Poste », comme le résume l’auteur.
3 heures, 43 minutes et 59 secondes
3 heures, 43 minutes et 59 secondes, voici la durée théorique de la tournée 21 qu’effectue l’auteur depuis son embauche à La Poste. Cette tournée, il lui faut en réalité plutôt le double pour la réaliser, étant soumis aux aléas météos, aux boîtes aux lettres délabrées et illisibles ou encore aux recommandés à remettre en mains propres. Mais il a été établit qu’elle ne durait en réalité que 3 heures, 43 minutes et 59 secondes, trop courte donc pour occuper pleinement un facteur. Ainsi, pour combler l’oisiveté supposée de ce dernier, cette tournée nécessiterait d’être réorganisée, c’est-à-dire étoffée ou bien démantelée et répartie entre les différentes tournées existantes. Des « réorganisations », La Poste en programme tous les deux ans : les tournées sont remodelées, les habitudes bouleversées, « chaque réorganisation est un déménagement » écrit l’auteur. Mais ces réorganisations signifient surtout une augmentation systématique de la charge de travail.
Des tournées qui étaient jusqu’à présent effectuées en 6 heure 30 deviennent tout à coup des tournées qui devraient être effectuées en 3 heures 43 minutes et 59 secondes. Pire, elle sont considérées comme étant réellement effectuées dans ces temps, ce qui justifie alors des réorganisations dont personne ne sort indemne. Mais comment sont déterminées ces durées si précises qu’elles s’expriment en secondes ? Qui les déterminent ? Quelles sont ses conséquences sur le travail des facteurs et des factrices ? Ce sont ces questions qui guident l’enquête passionnante de Nicolas Jounin au coeur de La Poste.
« L’outil calcule réellement le temps réel qu’il faut au facteur pour aller distribuer »
Voilà ce que « l’organisateur » répond à l’auteur qui le questionne au sujet de l’élaboration des durées théoriques des tournées. Ce serait donc un “outil”, un algorithme qui définirait le temps que dure une tournée, indépendamment de l’expérience de terrain des facteurs et factrices. Ces durées théoriques ne le sont toutefois pas aux yeux de l’organisateur de La Poste qui s’en sert comme référence pour (ré)organiser le travail de ces derniers qui n’arrivent déjà pas à terminer des tournées sans effectuer d’heures supplémentaires – d’ailleurs rarement payées. Mais comment mesurer la durée d’une tournée sans la chronométrer ? C’est la question qui guide l’auteur et qui l’amène à se pencher sur ces normes et cadences « imposé unilatéralement, défini en respectant strictement la frontière entre ceux qui sont supposés savoir et ceux qui sont sommés d’appliquer”. Il n’en faut pas plus à l’auteur pour faire le lien entre l’organisation du travail à La Poste et le taylorisme que l’on croyait d’un autre siècle.
“Taylor est toujours là, indéboulonnable »
C’est donc au prisme d’un Taylorisme revigoré que sont analysées les logiques délétères de l’organisation du travail des facteurs et factrices de La Poste. L’auteur convoque même Taylor lui-même lors de « rencontres presque vraies » avec l’inventeur de l’organisation dite scientifique du travail qui rythment le livre. Ce procédé pédagogiquement très intéressant permet de saisir la logique – taylorienne- derrière l’illogisme apparent d’un tel mode de calcul qui ne semble fondé sur rien mais qui participe à ce qu’est La Poste aujourd’hui.
Dégradation du travail des facteurs et factrices, rallongement des heures travaillées sans paiement d’heures supplémentaires, perte d’investissement dans le travail, diminution du poids des collectifs de travail et des solidarités professionnelles … Ces phénomènes, plus ou moins visibles pour qui s’en soucierait, ne seraient néanmoins pas tout à fait compréhensible sans ouvrir la boite de noire de l’organisation du travail. C’est en se penchant sur celle-ci et en dévoilant ses inspirations tayloriennes aliénantes que Nicolas Jounin nous donne accès au caché de la Poste, dont elle a tout à rougir.
Visuel: couverture © éditions la Découverte
Nicolas Jounin, Le Caché de La Poste, La Découverte, 372 p. 20€, sortie le 4 février 2021