Cinema
Rencontre avec Pippo Delbono : “Pina et ma mère étaient les femmes de ma vie”

Rencontre avec Pippo Delbono : “Pina et ma mère étaient les femmes de ma vie”

21 June 2013 | PAR Amelie Blaustein Niddam

Le metteur en scène pasolinien Pippo Delbono lâche les vastes plateaux de théâtre pour emmener sa troupe et ses obsessions sur écran. Après avoir été montré à Venise, à Berlin et à Rio, Amore Carne arrive enfin sur les écrans français le 26 juin. Le réalisateur a accepté de nous rencontrer pour parler de son film, c’est à dire, de la mort, de la vie, de sa mère, et de Pina. Interview.


photo (66)“Dans le film, vous dites “tant que tu danseras, la mort t’attendra”, c’est absolument juste, on le voit en ce moment à Paris, où Pina Bausch remplit le Théâtre de la ville pour Kontaktof. Avez-vous pensé
Amore Carne comme un antidote à la mort ?

Je ne sais pas si c’est un antidote mais c’est vrai que ce film est un voyage qui parle de la mort pour parler de la vie. Si on parle de la vie sans parler de la mort, cela n’est pas la vie. Regarder la mort donne une conscience. Nous vivons dans une société qui oublie sa mort, je ne parle pas des morts spectaculaires, non, nous oublions la mort comme étant une partie de la vie. Les hommes auraient-ils oublié qu’ils allaient tous mourir ? Il semble que oui !

D’ailleurs vous ouvrez le film sur les œillets coupés en hommage à Pina Bausch. Je trouve que c’est l’image la plus vivante du film, et pourtant on parle de fleurs mortes. Est-ce que c’était là votre volonté de montrer la vie dans un objet mort ?

Moi je suis un peintre. Quand je travaille, je suis des intuitions qui sont plus profondes que ma volonté. Je découvre ensuite ce que le film raconte. Du sens jaillit sans que je l’aie consciemment décidé. C’est comme cela que j’ai découvert que les fleurs de Pina Bausch et les fleurs de la nappe de ma mère allaient parfaitement ensemble… C’est comme cela que je comprends que Pina et ma mère étaient les femmes de ma vie... mais j’ai juste suivi une nappe, je n’ai pas cherché à dire cela. Il faut suivre la peinture, la musique… et après l’image, la danse surgit. A chaque fois que je revois le film, je le vois différemment. C’est comme une poésie. Ma mère est morte entre temps, la revoir vivante est différent. Il y a des choses profondes que nous ne pouvons pas comprendre. C’est ce que le père d’Irène Jacob dit : on ne connait que 5% de l’univers. Et alors, tout le monde s’agite pour 5 %? C’est symbolique, il y a des choses qui nous dépassent. C’est comme dans cette scène du film où je mens sur ma date de naissance et où le médecin me répond : c’est aussi ma date de naissance ! C’est incroyable…

Cela veut dire que la vie c’est du théâtre ?

Cela me dit que si tu restes tranquille, la vie t’emmène sur des choses qui dépassent ta compréhension. Je ressens cela, je pratique le bouddhisme. Quand je me jette dans la création artistique, je n’ai pas peur. Lorsque nous avons commencé les répétitions de mon dernier spectacle, Orchidées, (Ndlr, au Théâtre du Rond-point en mars), Bobo ( Ndlr Bobo est un comédien microcéphale, sourd, que Pippo Delbono a recueilli il y a 45 ans, ils sont inséparabless) s’est cassé le pied. On ne s’est pas démontés, on l’a mis sur une chaise roulante qu’on a magnifiquement décorée ! Maintenant, il peut remarcher… mais il restera, pour le spectacle sur sa chaise ! Dans l’art je n’ai pas peur, mais dans la vie pratique, je suis terrifié. Cela fait quatre ans que je dois réparer quelque chose dans ma salle de bain et cela, je ne peux pas, C’est absurde, mais c’est comme ça !

C’est cela la normalité !

La difficulté de la normalité ! (rires)

La première scène montre un drap qui se soulève, on ne sait pas encore que vous êtes là, ensuite on va rentrer dans votre œil, à tous les sens du terme. Pourquoi faire un film, en apparence, sur vous ?

Parce qu’il faut avoir le courage de se mettre au premier plan. J’étais dans cette chambre d’hôtel à Paris où le mot “amour” était écrit partout, cela m’a frappé. J’ai eu la sensation qu’il fallait l’écrire beaucoup tellement c’était un sentiment difficile à appréhender, alors, qu’il faut seulement être attentif à ce qui nous arrive, regarder autour. Cela est idéal pour Moi le timide que je suis !

Pippo Delbono, vous êtes timide ! Ah oui ?

Oui ! Je rougissais tout le temps, j’avais peur de devenir rouge! Et moi je ne voulais pas devenir rouge ! Un jour Pina Bausch m’a dit que c’était bien d’être timide, car les gens timides sont des bons acteurs, ils ne jouent pas pour se faire voir mais pour lutter contre quelque chose. Alors, à chaque fois, je veux faire un spectacle sans être sur scène… je dis basta ! Cela est mon désir …et après. Je suis toujours sur le plateau ! Quand je suis sur scène, je comprends mieux qu’en étant à l’extérieur.

Dans ce film, vous offrez une galerie de portraits de votre famille, au sens large du terme. Qui savait être filmé et qui ne savait pas ? Comme le secret s’est-il organisé ? Comment avez-vous dirigé ces “acteurs” ?

C’est une question intéressante, je pense que ma mère a deviné qu’elle était filmée, Bobo aussi. Bobo voit tout, si une caméra se trouve à 200 mètres, il la voit. Il sait tout ! Quand j’ai filmé les aveugles à Istanbul, je les regardais sans qu’ils puissent me voir. La question de savoir qui regarde qui est passionnante. Quand dans Amore Carne je filme Sophie Calle, elle s’approche de moi intensément. Moi, je me sentais timide avec ma caméra,

Vous parlez de camera, mais ne s’agit-il pas d’un téléphone ?

J’ai filmé avec mon téléphone, c’est un objet petit (Ndlr, il saisit notre micro et le manipule), qu’on peut facilement déplacer. Quand j’ai filmé Irène Jacob, la première fois c’était avec mon téléphone, ensuite, c’était avec une petite caméra, elle savait être filmée mais elle ne savait pas ce que j’allais mettre dans le film. Ce que je recherche c’est la peinture. Quand j’ai la bonne lumière, je garde l’image. Si l’image est moche, je la jette. Si l’image n’a pas de sens, je la jette. Pour le film Guerra, j’avais filmé Yasser Arafat pendant 1h30, et je n’ai pas utilisé ces images, elles n’étaient pas belles. Dans un festival, j’ai croisé Oliver Stone qui avait cherché, sans succès, à le filmer. Quand je lui ait dit que je n’avais pas utilisé les images, il m’a pris pour un fou ! Mais ce n’était pas mon propos de faire un film sur la politique, je voulais montrer la guerre à travers les yeux de gens comme Bobo, à travers ceux qui la vivent.

Comment s’est passé le montage du film ? Est-ce que ça a été douloureux ?

C’est tout le temps fatigant…

Fatigant, ce n’est pas douloureux, j’imagine que vous avez du beaucoup couper ?

Alors, douloureux… Dans un film avec une narration normale, cinq minutes en plus ou en moins, cela n’a pas d’importance, mais dans un film avec une construction poétique, cinq minutes en plus ou en moins, cela tue le film. Il faut rester lucide lors du montage, c’est un moment où je suis très présent. En ce moment, je suis sur le projet d’un autre film

De quoi s’agit-il ?

C’est un film qui reprend cette idée d’un iPhone et d’une petite caméra Je filme les dernières semaines de ma mère, j’ai voulu aller au fond. Et en parallèle, j’ai filmé un ami, un artiste qui est un ex-terroriste italien. On a commencé à se parler, on va faire un livre ensemble. Quand j’ai perdu ma mère, lui a perdu sa femme, alors, on a eu de longues discussions. C’est bizarre. Si j’avais du penser un scénario, l’écrire, cela n’aurait pas tenu la route. Sur le papier on aurait pu lire : c’est une histoire qui croise la mort de ma mère et les années de prison de cet ami, cela ne tient pas la route.

Comment se passe concrètement le montage ?

Quand je monte un film, j’alterne jours de montage et jours de distance. Cela me permet de savoir quels moments couper. En enlevant peut être 7 ou 8 minutes, sur le film que je suis en train de faire, j’ai trouvé qu’on était au bon endroit. C’est là que se trouve la difficulté : où sont les moments en trop ? Cela ne saute pas aux yeux immédiatement.

Comment s’appelle le film ?

« Sangue »

Le sang…

Le sang de ma mère et le sang de la Révolution ! Je ne sais pas comment va être reçu ce film. Il y a des choses taboues en Italie !

Justement, en voyant Amore Carne, j’ai pensé à la Grande Bellezza qui à travers le portrait d’un homme fait le portrait de Rome qui n’en finit pas de mourir. Je me suis demandé si Amore Carne n’était pas aussi un portrait de l’Italie.

Oui. Quand tu parles de LA mère tu parles de TA mère. On a vu Berlusconi avec sa mère jusqu’à la fin. La mère, la vierge… Quand je suis arrivé à Turin, j’ai filmé des gens qui dansaient, ils l’ont vu et m’ont insulté. C’est une scène qui n’existe plus en Italie, personne ne danse comme cela. Je n’ai pas inventé cette scène, je me suis retrouvé projeté cinq ans avant. Amore Carne parle de l’Italie, ce pays est fascinant. L’Italie développe des histoires qui dépassent le cinéma. Le Pape, Berlusconi. Nous on a 2000 ans d’histoire. Dans Orchidée, il y a une scène sur Néron. Je me suis rendu compte que Néron n’était pas si mauvais. Ok, il a tué sa mère ! (rire) mais il était contre la guerre et pour la culture. Néron c’était immoral, aucune place ne porte le nom de Néron. L’Italie avait besoin d’un diable, elle a trouvé Néron !

Tout se mélange, l’église, la société. Le Pape vient de dire qu’il y avait un “lobby gay”, et cela passe comme une lettre à la poste…

Visuel (c) ABN

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Amelie Blaustein Niddam
C'est après avoir étudié le management interculturel à Sciences-Po Aix-en-Provence, et obtenu le titre de Docteur en Histoire, qu'Amélie s'est engagée au service du spectacle vivant contemporain d'abord comme chargée de diffusion puis aujourd'hui comme journaliste ( carte de presse 116715) et rédactrice en chef adjointe auprès de Toute La Culture. Son terrain de jeu est centré sur le théâtre, la danse et la performance. [email protected]

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