Prix Nobel : un film et un livre pour questionner l’absence de femmes récompensées
A quelques jours d’intervalle, les Editions Albin Michel publiaient dans le cadre de leur rentrée littéraire Le Prix de Cyril Gely (réalisateur notamment du film Chocolat), et le film de Björn Runge, The Wife, était disponible en e-cinema sur différentes plateformes. De quoi relancer (ou lancer tout court, d’ailleurs) le débat sur l’invisibilation récurrente des femmes lors des remises de prix et dans ces cas précis, dans la course au Nobel.
Les femmes de l’ombre
52. C’est le nombre de Prix Nobel attribués, dans toute l’histoire de la prestigieuse récompense suédoise inaugurée en 1901, à des femmes. 52 équivaut à 4% des prix remis depuis cette date, il y a plus d’un siècle. C’est très peu, trop peu. Se dire étonné serait néanmoins terriblement hypocrite.
Les récentes vagues de féminisme auront apportés ceci de bien (entre autres dizaines de choses) que l’invisibilité des femmes est désormais questionnée. Pourquoi y a-t-il si peu de femmes nobelisées ? Doit-on croire la statistique et la lire avec simplicité et considérer de fait que si peu de femmes sont couronnées, c’est parce qu’elles sont très peu à le mériter ?
En réalité, l’histoire de l’invisibilité des femmes dans l’histoire est bien plus complexe que cela. La première étape serait de justifier l’absence réelle de femmes par le manque d’accès à l’éducation et à la culture de celles-ci dans toute l’histoire du monde (à lire : Pourquoi n’y a-t-il pas de femmes artistes ?, texte datant de 1971 dans lequel la féministe américaine Linda Nochlin tente d’apporter une réponse).
Maintenant, prenez cette citation parlante, et bien à des égards problématique : “Derrière chaque grand homme il y a une femme”. A qui l’a doit-on, d’ailleurs, cette phrase ? Sur internet, difficile de s’y retrouver dans l’amoncellement de liens ressortant. Que nous dit-elle, cette citation ? Premièrement, qu’il est monnaie courante que ce soit l’homme qui récolte la gloire, alors même que la femme y et manifestement pour quelque chose. Deuxièmement, que ce n’est pas un problème, que personne y trouve quoi que ce soit à redire.
The Wife, le sacrifice divin
Dans The Wife, film réalisé par le suédois Björn Runge, la comédienne américaine Glenn Close incarne – avec brio, mais nous y reviendrons – la femme d’un écrivain qui voit couronner sa carrière par le Saint des saints, le Prix Nobel de littérature.
Le couple, arrivé à Stockholm (non sans nous avoir montré, en scène d’ouverture du film, une relation sexuelle littéralement cédée de la part de l’épouse à son mari, alors que plusieurs fois, elle exprime un refus, ce qui plante le décor) est au bord de l’étouffement et pour cause : on comprend vite que le dit-écrivain n’est en réalité doté de talents littéraires qu’assez quelconques mais que sa femme, elle, est celle dont la plume vaut de l’or.
C’était un arrangement. Ne me prenez pas pour la victime que je ne suis pas, dit Joan, l’épouse, à un journaliste un peu trop curieux. En effet, prendre Joan pour une victime serait une erreur. C’est une femme forte, d’une intelligence hors norme, qui ne s’autorise aucun écart et totalement consciente de ce qu’elle endure. Son mari face à elle, paraît d’une faiblesse terrible, qui n’a ni su reconnaître son talent ni la respecter en tant que femme. Alors qu’elle décide de le quitter, il va jusqu’à lui voler sa victoire finale en mourant dans ses bras, cruel sort de la femme qui tente de prendre son envol.
Il publiait, ce qui aurait été difficile pour lui à cause de la médiocrité de ses écrits. Elle écrivait, mais n’aurait jamais pu être publiée dans les années 50, quand aucune femme ne remportait réellement l’attention qu’elles méritaient. Seulement voilà. 40 ans à vivre dans l’ombre, à écrire dans l’ombre. A sacrifier sa gloire par amour sans doute, par peur de la faillite, peut-être.
Glenn Close est spectaculaire. L’actrice américaine, en lice pour l’Oscar de la meilleure actrice, n’avait plus depuis longtemps eu un rôle de cette exigence. Face à Jonathan Pryce, l’actrice incarne comme rarement l’intelligence, l’élégance et la carapace qui tout à coup, se fracasse, presque sans un bruit pourtant.
The Wife est un film de l’intime, fait de plans serrés et de flash back, comme un retour au plus près de la genèse de l’histoire d’amour bien sûr, mais aussi, de l’arrangement. Les deux d’ailleurs qui ne tarderont pas à se mélanger. Un couple comme un pacte, comme une entreprise.
Le Prix, quand la chercheuse devient l’assistante
Aux Editions Albin Michel, l’écrivain, réalisateur et homme de théâtre Pascal Gely s’attarde lui sur une affaire bien connue de Nobel à scandale : en 1946, Otto Hahn remporte le Nobel de Chimie pour sa découverte, en 1938, de la fission nucléaire. Cette année-là, quelques mois plus tôt, sa collaboratrice depuis trente ans, Lise Meitner, fuit Berlin pour Stockholm parce que juive, coupant sa collaboration auprès de Hahn, si ce n’est par le biais de quelques lettres qu’elle parvient encore à lui faire parvenir. Juste après son départ, il découvre, enfin, ce qu’à deux, ils avaient cherché pendant 30 ans, avec l’aide d’une de ces lettres. Nier le Nobel à Lise Meitner, c’est nier le fait que sans elle, Hahn ne serait jamais parvenu à une telle découverte.
Cyril Gely nous transporte lui aussi à Stockholm, à quelques heures de la cérémonie. Otto Hahn attend que sa voiture vienne les chercher, lui et sa femme, Edith. Mais Lise fait irruption dans sa chambre d’hôtel. Il ne s’en étonne pas. 8 années ont passé mais elle n’a rien oublié. La lutte est sans merci. A la manière d’un huit-clos de théâtre, les deux chercheurs entrent en guerre. Hahn tente de justifier sa décision de la faire partir en urgence, pour la protéger. Qui sait ce qui serait arrivé si les allemands l’avait découverte ? Mais ne pouvait-il pas attendre, le temps de la découverte ? Lise, elle, lui remémore tous les détails de leur vie d’avant, de la nuit de son départ, aussi. Et cette question, qui revient sans cesse : pourquoi n’a-t-il pas signé de leurs deux noms sa découverte de la fission ?
Il y a une avancée. De cette invisibilisation récurrente des femmes, on en fait désormais des films, on en écrit des livres. En 2015, Tim Burton mettait également en avant la vérité concernant le peintre Walter Keane dont les tableaux étaient en réalité peint par sa femme, Margaret, dans son film Big Eyes. Evidemment, il y a eu Colette, volé par son mari Willy qui utilisait les livres de son épouse à son compte. Et il y en a probablement (en réalité, c’est une évidence) beaucoup d’autres dont nous ne savons rien.
The Wife, d’après le roman de Meg Woltizer, disponible en « e-cinema » chez TF1 Studio (voir notre concours) + accessible ici
Le Prix, Cyril Gely, Editions Albin Michel, 224 pages, 17€.