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La bouleversante mystique de la “Soif” d’Amélie Nothomb

La bouleversante mystique de la “Soif” d’Amélie Nothomb

21 August 2019 | PAR Jérôme Avenas

Le 27ème roman de l’écrivaine est un texte troublant, irrévérencieux et subtil. Dernières pensées du Christ en Croix, « Soif » est un monologue intérieur au souffle extraordinaire. Il fallait oser. Amélie Nothomb est au sommet de son art.

Pour Amélie Nothomb, écrire est une nécessité. On le sent à chaque page. De rentrée littéraire en rentrée littéraire, l’écrivaine ne cesse de nous embarquer sur ce sofa où elle écrit très tôt le matin. Ceux qui s’agacent de sa présence immuable ne comprennent rien à sa « graphomanie ». Avec « Soif » ils pourront peut-être se réconcilier avec une écrivaine indispensable. C’est un texte immense, hors catégorie, hors concours, hors prix (même s’il les mérite tous).

Il y a d’abord l’audace. Avec simplicité, facilité, insolence presque, l’écrivaine parle au nom de Jésus. Il vient d’entendre la sentence fatale : condamné à mort. Jésus s’est fadé les dépositions des témoins avec un stoïcisme contrôlé. L’humour frappe dès la deuxième page avec le témoignage des époux de Cana : « Cet homme a le pouvoir de changer l’eau en vin a déclaré l’époux avec sérieux. Néanmoins il a attendu la fin des noces pour exercer son don. Il a pris plaisir à notre angoisse et à notre humiliation, alors qu’il aurait pu si facilement nous éviter l’une et l’autre. À cause de lui, on a servi le meilleur vin après le moyen. Nous avons été la risée du village. » Cet humour – il parcourt le roman – n’a pas fonction de divertissement, ni même de diversion. On ne lit pas une exofiction décalée, ni le scénario d’un remake de « La Vie de Brian », mais l’expression d’une vision du Christ incarné, un Christ humain donc ironique, sarcastique, parfois.

« (…) la plus grande réussite de mon père, c’est l’incarnation. » Le Jésus d’Amélie Nothomb se souvient avant tout qu’il a un corps. « Les plus grandes joies de ma vie, je les ai connues par le corps. Et faut-il préciser que ni mon âme ni mon esprit n’étaient en reste ? » Son antithèse, son contraire, c’est Judas : « Si judas avait davantage habité son corps, il aurait possédé ce qui lui manquait : la subtilité. Ce que l’esprit ne comprend pas, le corps le saisit. » À Golgotha, le père sacrifie le fils. Sur sa croix, Jésus « tue le père », le pousse dans ses retranchements, souligne ses limites : « Cette crucifixion est une bévue. Le projet de mon père consistait à montrer jusqu’où on pouvait aller par amour. Si seulement cette idée n’était que sotte, elle pourrait demeurer inutile. Hélas, elle est nuisible jusqu’à l’épouvante. » Dieu, « puissance désincarnée », pèche par absence de corps : « C’est bien cela le problème. Tu ne connais pas l’amour. L’amour est une histoire, il faut un corps pour la raconter. »

« Soif » est un texte contemplatif, d’une clairvoyance étourdissante. On est fasciné, du début à la fin par la beauté tranchante de ce qu’il exprime, comme un suc brillant. C’est un roman d’autant plus troublant qu’il n’est pas l’appropriation d’une histoire racontée depuis deux millénaires, mais bel et bien l’affirmation d’une mystique où le corps a une place privilégiée. Si Jésus, narrateur nothombien vit sur la croix « une expérience cruciale », l’écrivaine ne prend pas un tournant avec ce livre incroyable. On y retrouve toutes ses obsessions : le corps, l’amour, la haine de soi, le lien avec autrui. « Soif » paraît synthétiser et dépasser tout à la fois les livres précédents. On y retrouve parfois le ton de « Métaphysique des tubes », la force de « Biographie de la faim ». Grand texte, donc, incontournable en cette rentrée littéraire.

Ps : Le mot « pneu » est à la page 146

 

Amélie Nothomb, Soif, Éditions Albin Michel, août 2019, 162 pages, 17,90€

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