Rencontre : maître Cronenberg fait sa leçon
Trois quarts d’heure avant l’arrivée du réalisateur, la salle de la Fnac Montparnasse est déjà bondée. Quelques personnes essaient de grappiller les dernières – et rares – places assises, se faisant à chaque fois moucher par l’éternel refrain : “C’est réservé à la presse !”. Toute la Culture est confortablement installée et Toute la Culture sourit, car Toute la Culture assiste, ce mercredi 30 mai, à la masterclass de David Cronenberg.
David Cronenberg est ponctuel. C’est une première bonne nouvelle. Mais surtout, le réalisateur est loquace et enjoué : on n’aurait pas pu trouver de meilleur guide pour nous faire entrer dans son thriller ultra-cérébral Cosmopolis (Lire notre critique ici). Les premières images du film défilent à l’écran, l’avant d’une limousine blanche, clinquante, agresse le regard du spectateur qui, de toute manière, s’en fiche car il n’a de yeux que pour le cinéaste enfoncé dans son fauteuil.
La raison de cette entrée en matière? « Don [NDLR : Don De Lillo, auteur du roman Cosmopolis dont le film est tiré], m’a confié, un jour, la source de son inspiration pour le livre : du temps où il habitait New York, il voyait souvent déambuler dans les rues étroites de Manhattan ces très longues limousines blanches. Il en est donc venu à se demander qui étaient ces gens à l’intérieur de ces voitures et pourquoi choisissaient-ils de circuler dans des véhicules aussi peu fonctionnels. Et puis il y a sa question centrale, celle qu’on retrouve dans mon film : où dorment ces limousines? Où sont-elles garées la nuit? ». Personne ne pipe mot et Maître Cronenberg continue sur sa lancée, expliquant à l’audience attentive que “le processus de création d’un artiste ne part pas d’un concept général et abstrait mais de quelque chose de très réel et de physique qui éveille sa curiosité”. Heureusement, le ton professoral voire cérémonieux qu’il emprunte s’estompe peu à peu, laissant place à davantage de boutades. Entre deux questions, le réalisateur s’adresse à Béatrice Thomas-Wachsberger, qui anime et traduit la conversation, balbutiant en français : “C’est beaucoup mieux quand vous vous exprimez à ma place, c’est plus vivant !”. Ouf, il s’en est rendu compte !
Passé maître dans l’art d’adapter à l’écran des œuvres littéraires dites, justement, “inadaptables” (on pense à The Naked Lunch ou à Crash), David Cronenberg avoue avoir été “choqué par la rapidité avec laquelle [il a] écrit le scénario”, terminé en six jours seulement. Cette rapidité est liée, selon lui, à l’écriture de Don De Lillo, qu’il qualifie de ” cinématographique (…) à la fois extrêmement réaliste – car l’auteur capture avec précision la façon dont l’Amérique parle et s’exprime – et très stylisée”. Il poursuit : “J’ai tout de suite eu envie, en lisant Cosmopolis, d’entendre de grands acteurs lire ces dialogues à l’écran”. Concernant le casting, alors qu’on lui demande pourquoi il a choisi Robert Pattinson pour interpréter le rôle du golden-boy Eric Packer, Cronenberg répond, pince-sans-rire : “Il ne coûtait pas cher et était disponible”.
Le réalisateur enchaîne sur une note plus sérieuse : “J’ai toujours pensé que le processus de casting d’un acteur était étrange, voire occulte – car cela marche à l’intuition – mais il y a tout de même un aspect concret au travail. Se pose en premier lieu la question de l’âge du personnage ; puis on se penche sur sa liste et on raye les acteurs trop jeunes ou trop vieux. Dans le cas d’Eric Packer, il me fallait un comédien américain ou, en tout cas, capable de jouer un accent américain convaincant. Et surtout, je voulais de la “star quality”, un acteur qui ait suffisamment de charisme pour porter le film et maintenir le personnage intéressant tout au long des dialogues.” Cronenberg n’a pas tort, car la particularité de Cosmopolis est que Robert Pattinson apparaît dans chacune des scènes et tout part de son point de vue, physique comme émotionnel. « J’ai tout de suite pensé à lui, car je trouve que c’est un grand acteur », nous dit le cinéaste. On a à peine le temps d’émettre un rictus (c’est dire s’il s’est montré rapide !), qu’il répond à la critique : « Vous savez, on dit souvent « Ah, s’il a joué dans Twilight, c’est que ce n’est pas un bon comédien !» mais j’ai pu revivre avec Robert, la même situation que j’avais connue avec Viggo Mortensen, alors qu’il venait de tourner dans Le Seigneur des Anneaux. J’ai tout de suite compris que Robert, comme Viggo, est un très grand interprète ». Cronenberg réduit au silence les derniers protestataires par un simple « Rob a une présence formidable à l’écran. » Cela n’a toutefois pas empêché l’acteur de s’être montré inquiet par rapport à sa prestation. « Il était très enthousiaste, mais également très anxieux, se demandant sans cesse s’il saura être à la hauteur, car le rôle est très complexe ». En effet, “Eric sait ce qu’il est mais non qui il est”, nous dit son papa David.”La limousine est un peu un univers qu’il s’est auto-créé, totalement isolé du monde extérieur. Elle tient du tank, du sous-marin, mais également du cercueil. Eric y contrôle toutes les situations : le sexe, le business, les discours philosophiques… S’il maîtrise cet univers, il s’est en revanche coupé de la vie et des autres. On parle de bulle financière, le personnage est, lui, littéralement dans sa propre bulle.” La phrase “Je suis une énigme à moi-même”, tirée des Confessions de Saint-Augustin et prononcée par Pattinson dans le film correspond entièrement à ce personnage insondable.
Et quid des autres acteurs? “On a parlé, tout à l’heure, des méthodes de casting et pour le personnage joué par Giamatti, il me fallait un acteur plus âgé que Pattinson – le film repose sur cette opposition entre Eric et lui – qui puisse à la fois être drôle, pathétique, triste et effrayant. Je pense qu’il n’y a qu’un seul acteur américain qui corresponde à tout cela, et c’est Paul Giamatti. Et c’est vrai que Paul est un acteur très subtil ; il a tout de suite compris que son personnage était amoureux de celui de Robert … Enfin, amoureux… Il faut que vous voyiez le film… J’avais besoin d’un acteur qui n’ait pas peur de jouer un tel rôle.” David Cronenberg confie avoir eu, depuis longtemps, envie de tourner avec Juliette Binoche “et Cosmopolis a été l’occasion de réaliser ce projet”. Même combat pour Mathieu Amalric, qui, dans le film, joue le rôle d’un entartreur, the (“pastry assassin”) : “il faut vraiment le voir en blond oxygéné pour comprendre la puissance de son jeu…”. Le réalisateur encense également le professionnalisme des comédiens français : “Ce qui est génial avec les acteurs français, c’est que quand ils vous disent qu’ils veulent travailler avec vous, ils le font vraiment le jour où vous le leur demandez. Ce qui n’est pas toujours vrai des Américains…”. Cocorico !
Mais David Cronenberg n’est pas là uniquement pour parler de sa distribution (certes, impressionnante : on ne voit défiler au générique que des grands noms !). La question que beaucoup se posent après le visionnage de ses films – qu’est-ce qu’il a bien voulu dire ? Qu’est-ce que Cosmopolis ? – trouve également sa réponse dans cette masterclass. “Lorsque De Lillo a écrit ce roman, c’était en 2003, il avait vraiment anticipé la situation actuelle et on a l’impression que le monde a tout juste rattrapé aujourd’hui ce que pensait et voyait déjà De Lillo.”. Il relate également des moments de mise en abyme ubuesques : “Tandis que je tournais des scènes de révolte dans les rues de New York, le soir en rentrant, c’était très étrange de lire dans les journaux les récits de pareils mouvements anticapitalistes, que ce soit à Manhattan ou partout ailleurs, les mouvements des Indignés, Occupy Wall Street, etc.” Don De Lillo prophète? “Non, ce sont deux jobs totalement différents, mais il avait un peu ses « antennes » sorties, car, comme tout artiste, il est intuitif et sensible au monde qui l’entoure”. Cronenberg explique néanmoins que pour rester fidèle au roman, il a fallu le trahir : ” La littérature et le cinéma sont des médiums totalement différents et ce qui marche dans l’écriture ne fonctionne pas forcément au niveau de l’image. Oui, j’ai effectué quelques changements, très peu d’ailleurs ; je pense être resté fidèle au rythme et à l’essence du roman. Ce ne sont pas des altérations « hollywoodiennes ». Ça a été ma décision personnelle de modifier certains éléments et ça n’a rien à voir avec une volonté d’un happy end”, conclut-il. “Vous me demandiez de quoi parle Cosmopolis ; ça parle, évidemment d’argent, du capitalisme, mais aussi de suicide, c’est donc un spectre très large que j’explore dans mon film et qu’explorait également le roman lui-même.”
Si le terme de “masterclass” élève David Cronenberg au rang de semi-dieu (poste qu’il occupe déjà pour beaucoup), cette rencontre avec le réalisateur de Cosmopolis aura toutefois permis d’humaniser le maître, qui cite ses références cinématographiques – parmi elles, Kurosawa, Fellini et Bergman, “le cinéma d’art avec un grand A” – et avoue avoir été frappé, gamin, par Bambi et la mort de la mère de ce dernier… Toutefois, pas de traumatisme enfantin (et freudien !) qui l’ait dirigé sur sa voie, nous dit Cronenberg, qui affirme créer “dans la joie et l’excitation.”
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