Interview de Pierre Schoeller, réalisateur de L’Exercice de l’Etat
Pierre Schoeller (réalisateur de Versailles, en 2008) vient de recevoir le Prix du meilleur réalisateur au Festival d’Angoulême, pour un film politique rythmé comme un thriller, écrit au cordeau et magnifiquement interprété. Toute la culture a rencontré Pierre Schoeller, d’une grande disponibilité, ouvert et passionnant à écouter. L’Exercice de l’Etat sort en salles le 26 octobre (voir notre critique). Un film à ne surtout pas manquer !
Le film est très fort, car vous ne versez à aucun moment dans la charge facile contre la classe politique ou dans la caricature. Vous analysez vraiment l’exercice du pouvoir et les ambiguïtés de la représentation politique ?
Oui, ce qui m’intéressait, c’était de montrer l’exercice coutumier du pouvoir. Je ne voulais pas faire un film sur des hommes qui cherchent à acquérir le pouvoir : ce pouvoir, ils l’ont, et je me suis attaché à décrire ce qu’ils en font, au quotidien. Le Ministre des Transports, Saint-Jean (incarné par Olivier Gourmet, acteur génial), ce n’est pas un seul individu, il existe aussi par le travail des autres : cette dialectique entre un homme et le réseau complexe dans lequel il est inséré constitue la tension même du pouvoir.
Le film présente l’Etat, avec l’omniprésence des dorures, les ors de la République, et cet homme, le Ministre, constamment en mouvement, pris dans le discours, dans la parole. Le binôme entre le Ministre et son directeur de cabinet (Michel Blanc), entre l’action politique et la permanence de l’Etat, est un couple essentiel.
C’est un film tout en énergie, en tension, qui colle au plus près des sensations du Ministre, de ses humeurs. Il y a comme une pulsation, un état d’urgence qui correspond au rythme quotidien d’un cabinet ministériel. Le Ministre est porté par ces décisions à prendre, ces réactions à exprimer, par l’équipe qui ne cesse de l’entourer et de le conseiller : avec le personnage de Saint-Jean, je voulais montrer le politique comme un démon qui emporte l’homme.
Au cœur du film, la question de la privatisation des gares, permet de cristalliser plusieurs conceptions du politique ?
Oui, la question de la privatisation est au cœur du film. Par exemple, le personnage de Gilles (Michel Blanc) incarne une fidélité indéfectible à l’Etat. Il y a chez lui une forme de pureté, de référence absolue, cela s’exprime par le dévouement total à sa mission. Quant au personnage de Woessner, joué par Didier Bezace, il représente la déprime de certains Hauts Fonctionnaires, tentés par le passage dans le privé. Avec cette question : où serais-je le plus utile ?
La relation entre le Ministre et son chauffeur (chômeur de longue durée embauché pour un mois de stage) est frappante : le Ministre instaure, par instants, une familiarité, une attention, mais on a l’impression que les deux hommes sont vraiment inscrits dans un rapport au temps différent ?
Oui, le Ministre est pris dans la vitesse, l’enchaînement des événements (la réaction face à l’accident de car). A l’inverse, le chauffeur, Kuypers, est un homme placide, qui parle très peu, inscrit dans le temps long de l’attente et du chômage.
J’ai vraiment imaginé l’histoire et le film comme une danse, une cavalcade, avec quelque chose d’échevelé. Dans l’intrigue, on a quelque chose qui se brise, et puis cela repart !
Les noms des personnages ont-ils une signification ?
Oui, un personnage commence à exister à partir du moment où on lui donne un nom. Pour le Ministre, j’ai voulu un nom double, qui manifeste bien cette ambivalence : Saint Jean, c’est un nom d’apôtre. « Saint », cela fait signe vers la mission que doit assumer le Ministre. Et « Jean », un nom simple, qui renvoie au côté terrien du Ministre. Pour le directeur de cabinet, un prénom seulement, Gilles : car l’identité de Gilles se construit tout entière dans sa dévotion à l’Etat. Il existe par sa fidélité à l’Etat, à la loi. Pour le chauffeur, j’ai choisi le nom de Kuypers, un nom qui a une histoire : Kuypers, c’est le nom d’un astronome hollandais, assez connu, qui a découvert une ceinture d’astéroïdes aux confins du système solaire. Et ce chauffeur, ancien chômeur, vient bien d’ailleurs, comme d’un autre espace-temps, d’une autre galaxie !
La scène où Kuypers pénètre dans le Ministère fait-elle écho à la scène, dans Versailles, où le petit garçon court au Château de Versailles pour chercher de l’aide ?
D’une certaine manière, oui, l’Elysée, les Ministères, c’est en effet « le Château » ! Et il y a un lien entre Versailles, un film du point de vue des exclus, et L’Exercice de l’Etat, qui se place du point de vue des hommes de pouvoir. J’avais d’ailleurs l’idée de L’Exercice de l’Etat avant de réaliser Versailles. Le projet a mis près de 8 ans à mûrir.
Votre prochain film portera sur la Révolution française : avec l’idée que cette Révolution ne s’est jamais complètement terminée ?
Oui, avec la Révolution française, on a ouvert une période historique fondamentale. L’héritage monarchique, les traces du sacré, conservent une présence aujourd’hui, dans l’imaginaire collectif. Dans L’Exercice de l’Etat, la scène de l’Eglise est d’ailleurs très importante.
On a vu l’idéal communiste s’émietter, se désagréger. Le passé n’a pas trouvé sa plaine résolution. D’une certaine manière, le peuple français s’est construit par rapport aux dorures. Dans le film, lorsque le Ministre (Olivier Gourmet) s’invite à dîner chez son chauffeur, on assiste à une véritable scène de séduction envers l’homme du Peuple. Le Ministre lui lance « Qu’est-ce que ça te fait de voir tout ça ? », car il s’interroge sur les impressions qu’un homme du peuple peut ressentir devant la réalité du pouvoir.
Les rêves, notamment le rêve érotique avec le crocodile qui ouvre le film, ont une place importante.
Le rêve du début permet d’instaurer un pacte avec le spectateur, comme pour lui faire oublier ce qu’il a déjà vu sur la vie politique. L’idée de ce rêve avec le crocodile m’est venue en voyant une photographie d’une chorégraphie de Pina Bausch.On entre dans la psyché du Ministre, faite d’une excitation permanente, pour basculer aussitôt, au réveil, dans l’horreur hallucinée du drame routier.
Les photographies d’Erich Salomon, qui est l’un des premiers, au début du siècle, à avoir photographié la vie politique de l’intérieur, m’ont également aidé à concevoir l’esthétique du film. On voit que les choses, les codes, les usages, ont très peu changé par rapport à cette époque.
La musique est également très belle.
Dans la voiture, le Ministre écoute beaucoup la radio, nous avons donc choisi des chansons. Et les musiques originales du film sont de mon frère, Philippe Schoeller, qui est compositeur. C’est une continuation. Philippe avait déjà écrit la partition de « Versailles ». Pour « l’Exercice de l’État » la demande était tout autre. Comment faire une place à la musique dans un thriller politique où la parole est quasi incessante ? Très vite au montage est venue l’intuition que justement la musique devait s’imposer sur la parole. D’où ce matériel électronique, qui en fait de multiples transformations acoustiques de sons instrumentaux. D’où ces ruptures de registre, d’univers musicales, une chanson de Souchon, de la techno, Scarlett Johansson, une polyphonie sarde. Mais le fonds, l’harmonie, la musique intime du film est celle composée par Philippe. Par moments, elle cristallisait une telle émotion que naturellement nous avons tari le flux de paroles, simplement être dans l’écoute d’un monde sonore et regarder les visages, partager le ballet des corps, la fuite d’une voiture de fonction sur une autoroute baignée d’une lumière d’hiver…
Le Ministre parle beaucoup et manie très bien tous les registres de langue.
Oui, en homme politique, il est constamment dans la parole, il sait parler et, par là, séduire. Pour une scène importante du film, j’avais même écrit dans le script « même silencieux, il parle ».
Le film est nerveux, déstabilisant, même féroce.
C’est un film cru, féroce. En revanche, il n’y a pas de cynisme. J’ai veillé à rester toujours au plus près des sensations, du ressenti. Il y a quelque chose d’épidermique, dans ce film. Il y a aussi un côté thriller. L’idée était, en quelque sorte, de croiser Feydeau et Cassavetes ! J’ai voulu montrer le politique comme un démon, une hybris, et parvenir à capter et à faire partager cette énergie quasiment animale. En montrant aussi comment, en une seule phrase en passant, une relation, une amitié, peuvent se rompre d’un coup. L’idée n’était pas d’enchanter ou d’enjoliver le politique, mais de le montrer dans toutes ses dimensions, dans ses zones d’ombre.
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4 thoughts on “Interview de Pierre Schoeller, réalisateur de L’Exercice de l’Etat”
Commentaire(s)
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Amélie
Superbe interview !