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Festival de Deauville – “Je veux provoquer des questionnements sur le monde contemporain” : Entretien avec Ruben Östlund

Festival de Deauville – “Je veux provoquer des questionnements sur le monde contemporain” : Entretien avec Ruben Östlund

08 September 2022 | PAR Yohan Haddad

Avec Sans Filtre (Triangle of Sadness en version originale), il signe un film tour à tour audacieux, enchanteur et impertinent, avec un style inimitable prêt à faire trembler les salles françaises. Rencontre avec Ruben Östlund, cinéaste de génie, double-palmé du Festival de Cannes.

Comment se passe votre séjour au Festival de Deauville, après la frénésie du Festival de Cannes, où vous avez obtenu la Palme d’Or ?

C’est super d’être ici, c’est un lieu beaucoup plus calme que Cannes ! C’est toujours un plaisir de revenir en France, on peut sentir que la culture du cinéma est encore très vivante ici. J’ai eu une projection fantastique de Sans Filtre hier à Paris, et j’ai une nouvelle projection aujourd’hui à Deauville, je suis très impatient de montrer le film ! Il faudrait que je visite Deauville quand il recommencera à faire beau *rires* !

Vous avez projeté Sans Filtre partout dans le monde. Vous étiez notamment à Athènes il y a quelques jours, comme vous l’avez montré sur Instagram. Comment s’est passé votre séjour là-bas ?

C’était super ! On était réellement à Hiliadou, où l’on a tourné la dernière partie du film. On est retourné dans ce petit village pour projeter le film directement sur place. C’était très émouvant d’être de retour là-bas, surtout après la disparition de Charlbi Dean, qui joue l’un des rôles principaux dans le film. On a fait en sorte de lui rendre hommage à chaque instant en partageant les souvenirs qu’on avait avec elle.

En plus de ça, désormais, à chaque projection, on filme le public. C’est toujours très drôle de voir les réactions du public, ils paraissent émerveillés, de Jérusalem à Cannes en passant par Toronto et New York !

Dans Sans Filtre, vous explorez deux domaines : le monde du mannequinat et celui de la haute bourgeoisie. Comment avez-vous développé ces idées, et sur quelles sources vous êtes-vous appuyé pour représenter ces deux mondes ?

J’ai décidé de filmer le monde du mannequinat car ma femme est une photographe de mode. Quand je l’ai rencontrée il y a 8 ans, j’ai été par conséquence plongé dans ce monde. Je voulais qu’elle me parle de tout ce qu’elle voyait. Elle me racontait tellement de choses, comme le fait que les hommes gagnent seulement 1/3 de ce que les femmes gagnent. C’est l’une des seules professions avec ce cas de figure.

Dans ce milieu, beaucoup de personnes viennent de la classe ouvrière. Ils réussissent à monter les échelons sociaux grâce à leur beauté. Je me suis beaucoup intéressé à cet aspect de la beauté en tant que “tendance”. Avec l’argent et l’éducation, c’est l’une des seules choses qui permet de monter en grade dans notre société.

Voir ces personnes tenter de vendre leurs produits est quelque chose d’intéressant, qui a un véritable sens. C’est cette idée purement capitaliste dont je voulais parler. Qu’est-ce que c’est que cette connerie ! *rires* C’est impossible de lier la beauté avec les besoins de tous les jours. Ce monde de la mode repose justement sur cet échange. C’est intéressant de voir cette industrie changer à chaque nouvelle saison.

Ce que nous portons est en réalité un camouflage. On essaye de s’intégrer dans un groupe social auquel on est promis. En changeant de camouflage, on consomme plus par conséquence. Si l’on regarde les marques les plus importantes aujourd’hui, elles tentent de vendre leur produit pour nous dire “Si tu portes ceci ou cela, tu auras plus de valeur, même si tu n’es pas particulièrement souriante”. Alors que si l’on porte une tenue moins chère mais que l’on arrive à garder le sourire, on est probablement mieux intégré dans notre société. 

Aujourd’hui, la vérité autour du monde de “l’influence” se laisse de plus en plus entrevoir, notamment en France. Comment voyez-vous ce monde puissant de “l’influence” dans le futur ? Aura-t-il encore plus d’influence qu’aujourd’hui ?

Je pense que oui. Nous vivons désormais notre vie derrière cette machine qu’est notre téléphone. Quand on regarde la vie à travers, tout paraît meilleur. Les humains ont l’air plus beaux, les lieux aussi, tout est beaucoup mieux ! On peut voir les gens partager leurs émotions, quand ils sont contents, quand ils sont tristes, quand ils se battent… On vit déjà dans un monde digital. La représentation de nos pensées et de comment nous communiquons est clairement adapté pour notre monde. Dans le futur, je suis sûr que nous verrons d’autres facettes de cet aspect, en allant plus loin que cet aspect du “Beauty Sex Object”. Peut-être que ce ne sera pas que la beauté qui sera mise en avant. Aujourd’hui, cette idée du Beauty Sex Object fait des choses drôles sur Internet. Avant c’était simplement de l’humour, mais maintenant c’est définitivement cette idée du “Funny Sex Object” qui impose sa loi ! *rires*

C’est exactement la définition de TikTok…

Exactement ! *rires*

Sans Filtre semble être une continuation de votre précédent film, The Square, où vous explorez pleinement un domaine artistique. Vous considérez-vous comme un cinéaste qui tenterait de dénoncer quelque chose, ou tentez-vous simplement de montrer une caricature de notre monde ? 

Je ne suis pas sûr de vouloir faire la morale. Je pense que l’analyse d’un phénomène vient avec la technique. Je comprends que certaines personnes utilisent tout leur potentiel pour réussir, on ne peut pas leur en vouloir. C’est une question de génération. J’ai moi-même grandi dans les années 1970. Pendant 34 ans de ma vie, j’étais dans un monde analogue. C’est un choc pour moi quand, soudainement, on s’installe dans un monde numérique ! Je me dois d’être plus conservateur et dire aux jeunes qu’il y avait un monde analogue avant. Dans tous mes films, je veux provoquer des questionnements sur le monde contemporain. Je veux que l’on se demande : “Qu’est-ce que l’on fait dans ce monde artistique ? Qu’est-ce que l’on fait dans cette famille nucléaire moderne ? Jouer le rôle de l’homme et le rôle de la femme ? Quelle culture existe-t-il dans notre monde ?” Je veux faire remonter à la surface cette idée. Je tente de regarder le monde d’une manière différente.

Au fil de votre carrière, on a vu votre style évoluer à chaque film. Dans Snow Therapy, il y a quelque chose de très froid, de très lent. Dans Sans Filtre, cet aspect s’efface. Le film va beaucoup plus vite et beaucoup plus loin dans ses thèmes. Est-ce important pour vous de laisser votre style évoluer ?

Quand j’étais en école de cinéma, mes héros faisaient du “Art Cinema” très typique. Des films avec des très longs plans où un personnage est filmé par derrière, sans qu’on ne montre jamais son visage. On a presque peur de voir le personnage de face ! Le début de ces films commence toujours de la même manière : un écran noir apparaît avec des bruits environnants, et laisse le générique apparaître en tout petit ! *rires*. Cela dit quelque chose de ce cinéma-là.

J’étais fatigué de mon expérience sur Play, qui était très formaliste, avec ces longs plans filmés en plan réel. C’était très dur par la suite au montage de créer un semblant de divertissement. Je me suis demandé si ce n’était pas une contradiction d’être à la fois divertissant et d’évoquer en même temps un sujet aussi important. Je me suis donc inspiré de Luis Buñuel et de Lina Wertmüller. Du cinéma européen divertissant et intellectuel en même temps. J’ai pu profité du système financier européen pour faire mes films, qui permet d’obtenir de l’argent directement de la part de l’état. Quand je reçois de l’argent pour faire un film, je sais que je serais assuré de pouvoir aller jusqu’au bout et d’être payé, donc je n’ai pas d’inquiétudes sur si le film rencontre son public ou pas. Mais si l’on regarde l’industrie américaine, ils se doivent de toucher leur public, sinon ils perdent leur travail ! Depuis Snow Therapy, mon plan est de créer la meilleure approche du cinéma américain avec la meilleure approche du cinéma européen. Et de créer un film qui marquera les esprits ! C’est important d’être libre en tant que cinéaste. Je ne veux pas faire un film que je n’aurais pas envie de regarder. Pourquoi ne regarde-t-on pas nos propres films ? Je veux voir les films que je produis et réalise. Les réalisateurs que je respecte sont également très divertissants. Je trouve personnellement que le cinéma de Michael Haneke est très divertissant ! *rires*

Sans Filtre oppose les idéaux communistes/marxistes du capitaine, interprété par Woody Harrelson, aux opinions capitalistes du personnage de bourgeois interprété par Zlatko Buri. Cette vision paraît très simpliste, bien que très drôle. Aviez-vous envisagé d’aller plus loin dans ces questionnements politiques au sein du film ?

Quelqu’un m’a dit que mon film ressemblait aux aventures de Tintin. On a le professeur ici, le capitaine de l’autre côté, etc… Tous les caractères sont bien définis. Quand on évoque cet aspect politique, je réponds que je m’inspire de Karl Marx. C’est l’un des inventeurs de la sociologie. Je trouve ce domaine très intéressant, parce qu’il nous enseigne quelque chose sur le comportement humain sans pointer quiconque du doigt. Le but n’est pas de faire la morale, mais de montrer que dans tous les contextes, un certain comportement peut arriver. C’est quelque chose qu’on peut utiliser pour s’améliorer. La vue matérialiste de Marx sur le monde est un contraste avec celle de notre temps, où l’on est tous obsédé par “l’individu”. Le point de vue politique du film vient du fait que c’est justement ces paramètres matérialistes qui changent notre comportement, plutôt que notre caractère individuel.

La dernière partie du film renverse les rôles sociaux sur un lieu qui ne s’y prête pourtant pas. Que souhaitiez-vous montrer à travers cette vision inversée du monde d’aujourd’hui ?

Je voulais montrer que les femmes sont aussi badass que les hommes ! *rires* Si l’on crée un matriarcat, et que l’on croit que cela pourra créer une égalité entre les hommes et les femmes, je trouve cela faux. L’histoire du matriarcat à travers le monde nous a montré que ce n’était pas le cas. En Allemagne du Nord, à un moment de l’histoire, le matriarcat était très fort, et c’était horrible !

Concernant le film en lui-même, c’était vraiment super de modifier sa structure dès le départ. J’ai trouvé cette idée importante de retirer la beauté des personnages principaux, et de les mettre en face de la réalité. Ils se demandent automatiquement “Qu’est ce que je fais maintenant ?”. Si tu ne sais pas faire du feu ou pêcher un poisson, tu es complètement perdu ! C’était intéressant de montrer ce personnage d’Abigail, la femme de ménage, qui prend le contrôle grâce à ses connaissances. Le film a été écrit durant la période #MeToo, où certains hommes ont été accusé d’utiliser leur pouvoir. Ils ont tous été mis à égalité chez certains, où ils étaient tous vus comme des “diables”. Je trouve cela absurde. Je voulais montrer que le personnage de Carl utilise cette fois-ci sa beauté pour un simple morceau de poisson !

Est-ce que le sexe peut être vu aujourd’hui comme un objet de pouvoir à part entière ?

Clairement, il peut en être un. Le sexe peut être une manière de monter les échelons, mais aussi une manière de rendre quelqu’un honteux, ce qui lui ferait descendre les échelons dans notre société. Je pense que le sexe est trop stigmatisé aujourd’hui. Quand le personnage de Carl fricote avec Abigail, il le fait de manière discrète. S’ils étaient un véritable couple, tout le monde accepterait cette idée ! Mais Abigail ne veut pas de ça, car elle tient à sa liberté ! Le mariage et le couple dans notre société sont des contrats qui dictent les libertés et les obligations. C’est une manière de contrôler cette idée de la sexualité.

Visuel : © Tobias Henriksson

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Yohan Haddad

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