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Exterminez toutes ces brutes par Raoul Peck :  un documentaire percutant qui renverse le récit dominant sur les génocides

Exterminez toutes ces brutes par Raoul Peck : un documentaire percutant qui renverse le récit dominant sur les génocides

03 February 2022 | PAR Orane Auriau

Désormais disponible sur Arte.tv, Exterminez toutes ces brutes est un documentaire bouleversant, mais nécessaire sur les origines et les fondements de la suprématie blanche et de sa domination sur le monde. Après s’être attaqué au racisme anti-noir avec son documentaire césarisé I am not your negro, Raoul Peck livre ici le point de vue des minorités sur cette histoire faite de colonisations et de génocides. 

Raconter l’histoire autrement

Raoul Peck expulse un déni autour de l’histoire de l’impérialisme occidental, réécrite par ses vainqueurs- appelant ainsi à remettre en question les hiérarchies de pouvoir.

“Exterminez toutes ces brutes”. C’est la phrase prononcée par Kurtz, alors missionné au Congo pour l’ivoire- le personnage de Joseph Conrad dans son roman Au coeur des ténèbres. C’est aussi le titre du livre d’histoire de Sven Lindqvist sur lequel Raoul Peck s’est appuyé pour l’écriture du documentaire. Les travaux de deux autres historiens et chercheurs furent également sollicités : ceux de Roxanne Dunbar-Ortiz (An Indigenous Peoples’ History of the United States) et Michel-Rolph Trouillot (Silencing the Past). L’oeuvre se décline en quatre parties : “La troublante conviction de l’ignorance”, “P***** de Christophe Colomb”, “Tuer à distance” et “Les belles couleurs du fascisme”. Le récit mêle aux faits historiques des scènes de fiction alternant les genres (animation et reconstitution fictive). Mais surtout, Raoul Peck en appelle à sa propre histoire au sein de la grande, en y incluant un récit autobiographique.

C’est ainsi que nous est expliqué comment depuis des siècles les nations occidentales furent fondées sur cette idée de supériorité, dont la violence la plus ultime fut les génocides : envers les amérindiens, les noirs esclavagisés, les populations africaines, à travers les guerres menées dans le monde jusqu’au XXIe siècle. Il s’agit de comprendre comment les vainqueurs occidentaux ont raconté l’histoire de leur côté, du bon côté : les bombardement d’Hiroshima et Nagasaki étaient nécessaires, les terres américaines étaient libres. Comment des meurtres à grande échelle et des violences à tous degrés ont été minimisés et justifiés depuis l’époque des croisades. Et surtout, comment la Shoah entretient un lien avec les autres crimes de masse.

“On a fait des allemands les seuls responsables d’idée d’extermination qui, en réalité, est un héritage européen commun.” 

Brillant, ce documentaire est un véritable coup de pied dans la fourmilière : le nazisme n’est pas apparu de but en blanc. Les épisodes, minutieusement documentés, décortiquent la lente ascension de l’hégémonie européenne, de ses idées racistes, qui a appliqué des méthodes génocidaires dans ses conquêtes. Raoul Peck démontre de manière stupéfiante (pourtant ce ne sont que des faits concrets) qu’Hitler n’a fait que s’inspirer des méthodes colonisatrices américaines: prendre l’”espace vital”, acculturer les populations, les esclavagiser, les affaiblir et mener à leur disparition. Le réalisateur parle en cela de “tradition génocidaire”, qui a revêtu différentes formes par l’évolution de la technologie et de l’industrialisation. 

Notre monde tel que nous le concevons -avec cette idée de grandeur américaine, de l’Occident comme idéal démocratique- n’a plus lieu d’être. L’Amérique, présentée comme une terre de rêve et d’égalité, symbolise alors la nation colonisatrice par excellence – c’est elle qui exerça en premier lieu ce que l’on peut appeler le “colonialisme de peuplement”. 

Une “hiérarchie des races” qui perdure

Raoul Peck démontre comment l’idée de hiérarchie des races, fruit d’une lente construction et institutionnalisation, est au fondement des génocides. Tour à tour légitimée par la religion, la science, les arts et la culture, même à travers le cinéma américain perpétuant les stéréotypes. Il fait par la même occasion la critique du capitalisme, motivation première de cette apologie de la hiérarchie, prétexte pour s’emparer des richesses d’autrui. L’avarice et la recherche du pouvoir ont ainsi toujours profité de cette doctrine déshumanisant et animalisant autrui : exploitation d’esclaves pour le caoutchouc au Congo par les belges, enrichissement des Etats-Unis par le coton des esclaves, appropriation des terres indiennes pour l’agriculture, l’or. 

“Ce qu’il faut dénoncer ici, ce sont les conséquences de cette réalité dans nos vies.

Le réalisateur argumente qu’il s’agit d’expliquer ces faits pour comprendre, et non pour se plaindre. Les nations occidentales possèdent la connaissance et le savoir nécessaires sur ces sujets. Le problème est donc notre déni face à l’histoire. Réécrire un récit est un privilège que seuls les vainqueurs ont pu se permettre, mais qui laissent toute leur place aux inégalités actuelles- conséquences des persécutions passées.  Les récits et mythes historiques modèlent notre monde, nos représentations : notre responsabilité commune repose alors sur la remise en question de ces dogmes dominants, l’action de renommer les faits de notre histoire. Raoul Peck renverse ce récit, le place désormais du côté des minorités et colonisés. En faisant cela, c’est tout l’écosystème occidental et notre vision du monde qu’il n’hésite pas à bouleverser, et il était temps.

 

Visuel : Raoul Peck. Crédits Maximilian Bühn

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Orane Auriau

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