[Interview] Laurent Bihl : « L’attaque de Charlie Hebdo : inédit dans l’histoire de la presse dans les démocraties occidentales »
Enseignant au lycée Paul Eluard de Saint Denis, Laurent Bihl a soutenu en 2010 une thèse relative à la production, la diffusion et la réception de la caricature de 1881 à 1914. Spécialiste de toutes les formes d’expression de la culture de masse de 1815 à nos jours, il revient avec nous sur l’évolution du dessin de presse en France et sur les actes de violences (rarissimes) liés jusqu’alors à la caricature visuelle…
De quand peut-on dater, en France, l’arrivée d’une certaine forme de caricature visuelle ?
Laurent Bihl : On ne la date pas. Le genre est trop hybride pour cela. En revanche, on peut dater l’émergence d’un champ médiatique à la première expression auto-revendiquée de ce propre champ. Deux dates sont importantes : 1792 avec la floraison des gazettes révolutionnaires et contre-révolutionnaires, et 1830 avec l’échec des lois Polignac qui provoquent la pétition des journalistes débouchant sur la première révolution de 1830. Ça, c’est l’irruption de la presse et du champ médiatique comme acteur et sujet politique.
On pourrait aussi proposer une réponse délibérément technique, et dater la naissance de la caricature avec l’invention de la lithographie d’Aloys Senefelder en 1799, celle de la gravure sur bois de boue de Berwick en 1818, et le procédé Gillot autour des années 1875. Chacune de ces avancées correspond à une explosion proportionnelle des tirages.
Ce qu’il faut bien retenir, avec la caricature, ce n’est pas tellement ce qu’elle est, mais plutôt qui elle touche. Ce serait totalement erroné de penser que la caricature se résume à une histoire esthétique et artistique. La caricature ce n’est pas seulement sa production, c’est tout ce qui a trait à la diffusion, la perception et la tentative de codification de cette caricature.
Cette caricature a t-elle immédiatement eu une vocation contestataire ?
L. B. : Non. La caricature est à la fois un mode d’action subversif, et en même temps une outrance susceptible de servir tous les processus d’instrumentalisation.
À partir de quand la caricature a t-elle commencé a être considérée comme une arme par les pouvoirs publics ?
L. B. : À partir du moment où elle a commencé à avoir une existence dans l’espace public. On a par exemple le cas, selon Louis Blum (un historien du XIXe siècle), d’un gazetier caricaturiste qu’aurait fait brûler Louis XIV pour des charges graphiques faites à l’encontre de ses maîtresses. Sous Louis XV, Madame de Pompadour passe pour être féroce envers ses détracteurs. Mais je n’ai personnellement jamais trouvé trace de ces affaires en fouillant dans les archives.
Et plus récemment (disons, lors de l’époque contemporaine), a t-on traces de violences qui auraient été faites à l’encontre de créateurs de caricatures ?
L. B. : Il y en a peu. Parce que les caricaturistes ont toujours bénéficié du mépris qu’on leur portait. Sous la Révolution, et même lorsque l’on parcourt des historiens spécialistes de la question comme Charles-Victor Langlois ou Antoine de Baecque, je n’en ai pas le souvenir.
À partir du XIXe siècle, on a plusieurs façons de museler les caricaturistes. La première, c’est la peur, d’où l’autocensure. La deuxième façon, qui marche avec les publicistes, les pamphlétaires et les journalistes, c’est le duel. En Europe, nous avons un certain nombre de duellistes professionnels, des spadassins sont apointés par le pouvoir pour provoquer des duels à travers le microcosme parisien, afin de bâillonner une partie de la presse libre. Par cela, les caricaturistes sont peu concernés, ce qui montre bien le mépris dont ils sont victimes. Le mépris, et en même temps, la faiblesse supposée du dessinateur : le pamphlétaire est supposé être un homme d’épée. Certaines rédactions sont d’ailleurs à l’époque équipées de salles d’armes. Or, à cette époque, les dessinateurs satiriques sont géographiquement en dehors de ces rédactions, ils travaillent chez eux. Il y a déjà une césure géographique avec le monde journalistique au XIXe siècle.
Ensuite, la troisième chose, c’est la prison. A priori, on pourrait penser que ce n’est pas une forme de violence physique. Mais c’est oublier les conditions encore déplorables des prisons au XIXe siècle…On y meurt encore de choléra ou de tuberculose. On a l’exemple du dessinateur Louis Legrand, condamné dans les années 1890. Il fait six mois d’emprisonnement pour outrage aux bonnes mœurs, puis il arrête la caricature. Lorsqu’il meurt en 1901, c’est d’une embolie pulmonaire qui fait suite à une tuberculose peut-être contractée en prison.
Ces cas demeurent toutefois exceptionnels, et je crois que l’on peut dire que globalement, les satiristes n’ont jamais fait l’objet d’une sauvagerie ou d’une violence particulière simplement parce qu’ils ont été méprisés. En temps de paix en tout cas. En 1944, par contre, et dans un contexte forcément bien particulier, on a l’exemple du caricaturiste Bernard Aldebert, déporté à Mauthausen pour avoir fait une caricature d’Hitler.
Ces violences perpétrées dernièrement à l’encontre des dessinateurs de Charlie Hebdo seraient sans doute banales en Afghanistan. Pour autant, si l’on s’interroge les deux derniers siècles en France, cette attaque reste d’une violence sans précédent. Il y a là quelque chose qui dans l’histoire de la presse dans les démocraties occidentales relève de la nouveauté et de l’inédit. Je rejoins Daniel Schneidermann là-dessus : il y aura un avant et un après Charlie Hebdo.
Les quelques exemples de violence que vous mentionnez ici sont exercés par des pouvoirs publics. A-t-on en tête quelques exemples de violences revendiquées, comme ce que l’on croit savoir dans le cas de Charlie Hebdo, par des pouvoirs religieux ou par des sphères privées revendiquant le pouvoir religieux ?
L. B. : Je crois que les pouvoirs religieux ont très vite compris qu’il fallait porter le combat sur l’émission d’une contre-iconographie. Ils l’avaient fait lors de la contre-réforme, et ça avait très bien marché. L’idée a été très tôt de porter le fer sur le plan culturel sans faire basculer de victimes éventuelles dans la martyrologie.
Enfin, ce n’est pas forcément le cas des Protestants. Il va notamment y avoir tout un activisme des Ligues de Vertus Protestantes en Suisse et en France autour de 1900 qui va vraiment être couronné de succès puisque la transgression morale de la caricature va très nettement diminuer à l’abord de la guerre de 14. Et en même temps, celle-ci profite aussi aux caricaturistes dans la mesure où ça leur donne une aura par le scandale qui leur permet finalement d’acquérir une première notabilité qu’ils n’avaient pas forcément auparavant.
Les Ligues de Vertu Protestantes ont clairement fait une erreur. Et très rapidement, pouvoir publics comme les associations religieuses vont porter leurs efforts sur les publications sur la jeunesse (qui n’est pas encore un terrain, avant Pilote, occupé par la caricature) et le cinéma, pour ne pas justement donner de publicités supplémentaires à ces caricaturistes. Mais attention, là encore, il y a tout un activisme local dans une France encore très rurale de coercition quotidienne envers « les mauvaises images » que nous ne connaissons pas. Il serait erroné de considérer que la seule violence contre le satyrique soit une violence judiciaire d’autrefois ou des menaces physiques comme aujourd’hui. Ce serait faire fi de toute une série de turpitudes du quotidien éprouvées par le trait satirique et ses diffuseurs depuis la Révolution Française.
Les dessinateurs et les journalistes de Charlie Hebdo ont-ils été victimes de l’exposition plus grande du dessin satirique dans la seconde partie du XXe siècle ?
L. B. : La génération Charlie Hebdo correspond à une génération qui a pour la première fois accédé à un statut de reconnaissance officielle de la part des lecteurs, des élites et du pouvoir. Il n’existe pas encore aujourd’hui de statut de dessinateur de presse, mais le dessin de presse est tout de même aujourd’hui étudié dans les écoles de journalisme. Depuis 20 ou 30 ans, il existe des historiens du dessin de presse, des festivals du dessin de presse, des travaux ou des colloques…Ça nous entraîne d’ailleurs à dire que même si Anne Hidalgo a proposé l’ouverture d’un festival du dessin de presse à Paris, il n’y a pas encore aujourd’hui, en dehors du Musée Tomi Ungerer à Strasbourg (musée de l’Image en général), du Musée de l’Image d’Épinal à Épinal, et de quelques musées locaux dans de petites bourgades, il n’y a pas de Musée de la Caricature au pays de la caricature…Ça paraît invraisemblable, de la même manière que l’on n’enseigne pas la caricature à l’école après la guerre de 14, parce que la subversion est décidément un enjeu très complexe par rapport à l’autorité attendue de la part des enseignants. Un Musée de la Caricature voudrait dire, au moins par son assentiment, que les pouvoirs publics donnent leur approbation à un espace subversif permanent.
Cela rappelle aussi les problèmes connus par un certain nombre de magazines satiriques ces dernières années. Je pense par exemple au titre Barricade lancé par Yves Frémion, qui n’aura duré que sept numéros…Et même Charlie Hebdo était quasiment en cessation de paiement. Je pense que la coercition à l’heure actuelle vient du manque de subventions et de financement. Et aussi du fait que l’on a aujourd’hui barré la route de la télévision au genre satirique. La génération Charlie Hebdo, c’était tout ça : la filiation avec l’histoire de la caricature, c’était mai 68, c’était un anarchisme culturel, c’était un regain de la presse, c’était une explosion du lectorat avec la massification de la culture, c’était la gauche au pouvoir en 81, c’était la télévision, et c’était finalement cette interaction de facteurs qui en a fait une génération exceptionnelle. De façon évidente, le champ satirique a gagné, grâce à eux, ses lettres de reconnaissance dans l’espace public. C’est cette visibilité et cette reconnaissance, que les lecteurs ne reconnaissaient plus ces derniers temps et qui risquaient de menacer Charlie Hebdo en termes de lectorat. C’est ce qui a été réactivé par les mitraillettes aux ordres, paraît-il, d’Al-Qaïda Yémen.
Si cette thèse est vraie, il y a deux suppositions : soient les intégristes musulmans ont fait une erreur que n’avait pas fait avant eux les intégristes catholiques, soit c’est volontaire et cela vise à augmenter le processus de radicalisation de la politique répressive et donc le sentiment d’être laissés pour compte chez certains jeunes déboussolés. Particulièrement dans les prisons. Ce serait dans ce cas une action à courte vue, puisqu’en tant que telle, elle renforce plutôt la caricature.
Pour la caricature, est-ce désormais une question de vie ou de mort ?
L. B. : Il n’y a ni vie ou mort, il y a mutation. De la même façon que l’on ne peut rire tout seul à moins d’être fou, la caricature ne peut s’exercer sans un public. Et contrairement à ce que l’on peut penser, ce n’est pas seulement les talents qui font vivre la caricature, c’est aussi le public qui s’en délecte, qui l’achète, qui la fait vivre en en éprouvant non pas simplement un désir mais aussi un besoin. C’est au public de retrouver son enthousiasme.
Visuel : (c) Honoré Daumier