Mode
Anrealage ou l’assemblage standardisé pour vaincre l’uniformité

Anrealage ou l’assemblage standardisé pour vaincre l’uniformité

06 March 2020 | PAR Cloe Assire

C’est au sein du Pavillon Cambon, sous sa verrière chargée de plus d’un siècle d’Histoire, que s’est déroulé sous les feux des projecteurs le défilé de la marque japonaise Anrealage le 25 février à 16h30. Déconstruire le vêtement en vue de remodeler le corps n’a jamais été un jeu d’enfant pour les designers de mode : pourtant, avec cette collection intitulée “Block”, Kunihiko Morinaga accepte de relever le défi en proposant une ligne modulaire, ludique et tout particulièrement conceptuelle. Retour sur cette proposition entre génie de la couture,  volontairement brisée en mille morceaux, et catalogue Ikea. 

L’explication du concept commence au moment de la réception de l’invitation, accompagnée d’un étrange puzzle : des classiques de notre garde-robe, tant masculine que féminine, semblent avoir été schématisés puis géométrisés et découpés de manière identique afin que l’on puisse assembler les différentes parties. Des annotations viennent expliciter la position de chaque découpe prise indépendamment, nous permettant de créer  des catégories. Il y a donc les manches, le corps du vêtement, les épaulettes, les revers et les ourlets que l’on parte d’un trench-coat, d’une chemise blanche, d’une veste en tweed ou encore d’une doudoune matelassée. Le but n’est autre que d’illustrer une phrase accompagnant le tout : “Build and Break. Break and Rebuild”. Avant même d’avoir assisté au défilé, on comprend rapidement que le designer a cette fois-ci choisi de partir de l’histoire de la mode, de ses classiques, de les morceler pour mieux les réassembler de manière nouvelle. En somme, il s’agit habituellement du phénomène cyclique de la mode sauf qu’Anrealage en propose désormais une illustration littérale et on ne peut plus surprenante, rappelant Permis de construire en 2000 par Matali Crasset dans le champ du design d’objet.

Le jour J, nos attentes se voient confirmées par un communiqué de presse ressemblant étrangement à un catalogue Ikea. Les modules textiles sont numérotés, décrits avant d’être mis en situation au sein d’une combinaison de plusieurs blocs. Ainsi, au lieu de choisir une assise, des pieds et des accoudoirs on détermine des manches, un buste et des épaulettes. Le client devient donc à l’origine de l’assemblage de son choix pour le vêtement lui-même et non plus simplement pour le look global. Dans le secteur du luxe, la tendance de la personnalisation d’un produit est devenue une évidence pour fidéliser la clientèle, lui donnant la sensation d’avoir un produit unique, spécialement conçu pour elle. Le concept mis en place par Kunihiko Morinaga est tout de même distinct de cette tendance en mettant à notre disposition des blocs standardisés dont la combinaison sera personnelle au niveau des matières et des couleurs. En somme, une fausse personnalisation venant mettre en exergue l’idée qu’une pièce bien associée vaut mieux que trente vêtements différents dans un contexte d’urgence climatique. Le fait de partir de vêtements iconiques de l’histoire de la mode vient renforcer cette volonté de pièces intemporelles et durables dans le temps, malgré des tendances comme la personnalisation.

Il y a un an, le designer japonais marquait d’ailleurs son retour à l’essence de la garde robe, aux basiques du vestiaire, après avoir développé des prouesses technologiques pendant une demi-décennie. Né à Tokyo, il a pour habitude de porter son regard sur les rebondissements irréalistes de la vie quotidienne, présentant régulièrement des patchworks colorés et détaillés basé sur la conviction que Dieu habite dans lesdits détails. Le patchwork est en effet la technique la plus connue d’Anrealage, et fait partie du répertoire de la marque depuis ses débuts. Au commencement, Morinaga s’occupait seul de leur réalisation avant que la tâche ne soit confiée à son vieil ami Daisuke Maki. Ce retour aux sources est donc ici marqué par un retour en enfance, les jeux de construction éveillant notre conscience sur le monde lorsque nous sommes encore en bas âge. Métaphoriquement, le but est de réveiller une prise de conscience sur le monde qui entoure les adultes que nous sommes désormais.  Pari réussi pour Kunihiko Morinaga qui, en s’appuyant sur son approche ludique de la construction de vêtements à travers des silhouettes composées de blocs modulaires interchangeables, introduit une nouvelle tournure sur la diversité et le développement durable.

Du trench-coat au bomber MA-1, chaque vêtement est donc issu d’un assemblage de volumes géométriques – carrés, rectangles, triangles, colonnes et demi-cercles – réalisés à des dimensions et proportions identiques. Chaque section peut ensuite être détachée et rattachée à d’autres pièces de la collection grâce à un système de boutons pression. Les combinaisons pick ‘n’ mix de couleurs et de textures semblent infinies, allant de la fourrure écologique au denim, en passant par le tricot Aran. Le thème s’étend également aux talons de chaussures faits de cubes empilés qui ne viennent cependant pas enrichir le propos, n’étant cette fois pas interchangeables. Les mannequins, défilant par groupe de trois, sont coiffés comme des Playmobil tandis que le principe d’une garde-robe modulaire se veut androgyne.

Reconstituées à partir de blocs de couleurs primaires et de motifs textiles comme le tartan, le pied-de-poule et les fleurs graphiques, les silhouettes volumineuses adoptent une attitude couture alors que le designer réintroduit les techniques japonaises traditionnelles de création de motifs géométriques dans des formes audacieuses, amusantes et polyvalentes. La gamme colorée et une forme récurrente de symétrie ne sont pas sans rappeler le mobilier du mouvement Memphis tandis que le volume récurrent du carré rappelle les fruits cubiques japonais où le moule utilisé conditionne la forme finale comme ici. Cependant, de la même manière que le faux Do it yourself proposé par Ikea, le risque d’uniformisation est grand puisqu’en utilisant plusieurs fois les mêmes blocs, on peut facilement retomber sur des silhouettes similaires. Et, paradoxalement, malgré une communication basée sur le même modèle que pour le mobilier rencontrant un vif succès, la clientèle s’annonce bien plus restreinte… La collection ne propose d’ailleurs pas de pantalon, ce vêtement atteignant certainement une trop grande limite technique pour sa réalisation et sa praticité au regard du concept.

Le directeur artistique d’Anrealage questionne notre garde-robe au travers d’un retour aux sources pour le prochain hiver. Au travers d’un exercice se voulant être un jeu d’enfants, il désosse les classiques pour les réagencer à partir d’un système uniforme. Plus le défilé avance et plus les vêtements se juxtaposent, plus les matières s’associent et plus les silhouettes évoluent. Le tout est narratif dans le sens où le processus créatif se déroule sous nos yeux de façon limpide. Le seul reproche résiderait dans cette fausse personnalisation finale puisqu’il n’y a qu’une seule forme tel un support pour montrer les différents modules d’un catalogue. A la place de présenter un seul vêtement, une silhouette peut contenir de manière admirable tous les classiques auxquels nous tenons.  Même si la commercialisation de cette collection conceptuelle s’annonce complexe, le défilé est d’une grande réussite pour le designer qui réussit à mettre en place de nouveaux vêtements, lui qui expliquait souvent que les mesures basées sur le corps humain devaient être réexaminées, ne répondant pas nécessairement à une norme absolue.

Visuels : PR Consulting Paris pour Anrealage

La grande messe vénitienne à la Cité de la Musique: une création patiente et passionnante
Les “testo dancers” de Marco Da Silva Ferreira touchés par la grâce au Théâtre des Abbesses
Cloe Assire

Publier un commentaire

Votre adresse email ne sera pas publiée.

Your email address will not be published. Required fields are marked *


Soutenez Toute La Culture
Registration