
Tercer Cuerpo, le théâtre humble et grandiose de Claudio Tolcachir
On doit la découverte ô combien stimulante de l’auteur et metteur en scène Claudio Tolcachir au Festival d’automne qui, la saison dernière, a accueilli “Le Cas de la famille Coleman” et “El Viento en un violin” ; deux spectacles absolument géniaux (voir notre article ici) qui tournent toute l’année partout en France. La magie Tolcachir a encore opéré lors de la première française de “Tercer Cuerpo” à la Maison des arts de Créteil. La pièce a été créé en 2008 dans son théâtre à Buenos Aires, Timbre 4, qui a aussi donné son nom à la compagnie qu’il dirige. On retrouve tout ce qui nous avait séduit dans les précédentes créations : l’énergie gaie et vitale des acteurs, l’humour et la mélancolie indissociables, le propos toujours dans un rapport social à la réalité, universel et jamais consensuel. C’est formidable et bouleversant.
Comme son compatriote Daniel Véronèse, autre invité du Festival d’automne cette édition (voir ici), Claudio Tolcachir réalise un théâtre humble qui doit refléter les conditions mineures dans lesquelles on fait du théâtre en Amérique latine et c’est presque tant mieux. Son décor, ni conceptuel ni réaliste, est un foutoir savamment agencé qui représente un bureau à l’abandon, au mobilier défraîchi, avec ses hauts placards emplis de paperasse et de dossiers… C’est avant tout un espace dédié au jeu. Il soutient et met en valeur les acteurs. Cinq personnages y vivent plus qu’ils n’y travaillent. Les destins individuels se croisent, s’entremêlent autour d’une solitude partagée et la nécessité d’aimer, le besoin de l’autre. Tolcachir affectionne ses personnages qui selon lui “ont une énorme envie de vivre mais ne sont pas armés pour la vie” et communique cette empathie instantanément, grâce à la merveilleuse manière qu’il a de raconter les histoires, de creuser l’intime, de restituer un quotidien ordinaire, tantôt plaisant, tantôt morose et pourtant magnifié. Car il ne se soumet pas à un naturalisme confiné, à une psychologie réductrice. C’est explosif et néanmoins très juste, simplement vivant. Les thèmes qu’aborde la pièce semble être des sujets de prédilection pour Tolcachir : la maladie et la mort sont suggérées, la marginalité sociale et la pauvreté aussi, le poids familial qui pèse sur l’individu, le repli dans le mensonge, l’homosexualité, le désir d’enfant… autant de sujets qu’il porte à la scène avec une véritable délicatesse et un brin de folie.
Les interprètes de ce spectacle sont merveilleux : Magdalena Grondona, Melisa Hermida, Hernan Grinstein, José Maria Marcos et Daniela Pal. Dans un jeu finement contrasté qui ne cherche pas le rire immédiat ou le drame à outrance, ils expriment les yeux humides et le sourire large, la disponibilité à l’autre, leur capacité malgré l’échec, la solitude, le désespoir, à ne pas se buter. On pense à cette phrase de Beckett, finalement assez optimiste «Échouez, échouez à nouveau, mais échouez mieux» ; elle convient bien au monde présenté sur le plateau. Parfaitement dirigés, investis et à fleur de peau, les comédiens ne présentent jamais les personnages d’une manière univoque mais plutôt dans leur incomplétude car ils sont imparfaits, excessifs, maladroits, fragiles. Claudio Tolcachir en sonde l’opacité pour les rendre beaux et lumineux. A travers eux, il présente un condensé d’humanité complexe et vibrante.
La simplicité apparente et l’authenticité du geste artistique de Claudio Tolcachir et de son équipe d’acteurs hors pair sont les garants d’un grand et beau moment de théâtre.