Le Peer Gynt de Simon Stone, brillant et singulier
Au Schauspielhaus de Hambourg, Simon Stone présente un Peer Gynt, multiple et féminin : une version personnelle, précise et cohérente, neuve et particulièrement stimulante de l’œuvre d’Ibsen à travers laquelle il porte un regard lucide et profond sur la difficulté pour une femme aujourd’hui de concilier vies professionnelle, intime et familiale, de rêver et réaliser ses rêves. Tous les comédiens réunis autour de ce projet sont formidables.
En France, le public a découvert le travail radical de Simon Stone à Nanterre-Amandiers, bousculé par son passionnant Thyestes. Saisi par sa capacité à relire les mythes de manière stimulante, agile et moderne. Désormais artiste associé à l’Odéon, répondant ainsi au vœu de Stéphane Braunschweig, il présentera sa Médée, contemporaine et terriblement humaine, en juin prochain. Dans son Peer Gynt, Simon Stone ne garde a priori que peu de choses de l’énorme poème dramatique d’Ibsen. Aucun acteur ne joue le personnage de Peer. Les figures présentées sont trois femmes liées par le sang, solitaires, en quête d’elles-mêmes, assoiffées de liberté et d’indépendance. A travers les trajets de ces trois femmes, de nombreuses analogies avec le personnage de Peer Gynt éclatent. Tout comme lui, elles sont motivées par la déception d’une société étriquée et insatisfaisante. Comme Peer, elles traînent des casseroles lourdes à se défaire (problèmes familiaux, manque de reconnaissance, dureté du regard des autres) et veulent ou ont voulu tout quitter.
Angela Winkler joue la grand-mère qui a abandonné sa famille et fui l’Europe dans les années 70 pour découvrir le monde et réaliser une vie indépendante à New York, L’actrice impose sa silhouette fine et légère, sa voix aigüe et enfantine, sa maturité et sa démarche grave. Sur des accords doucement mélancoliques de guitare électrique, elle revient au pays avec son petit sac et son imperméable clair et long. Elle dit n’être pas revenue ici depuis longtemps et vouloir revoir la maison qu’elle a construite. C’est alors qu’on pense immédiatement au retour de Peer en Norvège après toutes ces aventures.
La fille est une business woman malheureuse dans son couple qui s’épanouit dans son travail à Dubaï et dans quelques aventures extra-conjugales sans lendemain. Maria Schrader interprète avec justesse la colère, le désespoir et la révolte de cette femme. Elle revendique son autonomie et hurle sa solitude : “Je n’ai pas de mère, pas de père, pas de fille, pas de mari” dit-elle cruellement devant les siens.
La petite fille, perdue dans les doutes et les angoisses d’une jeune femme de 25 ans, s’interroge sur le sens des termes “famille”, “bonheur”, “mariage”. C’est Gala Othero Winter qui prête son corps frêle et sa voix grave et singulière à cette jeune adulte troublante et avide de plaisir. Elle exprime ses fantasmes d’amour sale, de jouissances – sauter dans une voiture de course, de regarder les étoiles, et de s’amuser en jouant à des jeux vidéo – en chantant au micro Video Games de Lana del Rey.
Simon Stone raconte brillamment une histoire apparemment différente et qui pourtant exprime la tragédie familiale et intime, la nécessité d’éprouver le vaste monde, la recherche de soi et les questions de bonheur, d’identité, de réussite, la critique féroce des conformismes et de la bienpensance que contient la pièce d’Ibsen. Il brocarde la famille traditionnelle représentée par ce père et époux autoritaire et ridicule avec son polo rose pâle et son pull bleu ciel sur les épaules. Il dissémine savamment de nombreux emprunts à la pièce originelle qu’il modifie, réécrit à son gré. Le célèbre récit de la chasse au renne est énoncé avec insolence et irrespect par la jeune femme à son père qui la retrouve tard sur un parking en train de fumer sa clope et lui demande où elle était. Sur ce même parking, Simon Stone conserve la scène des trolls en faisant apparaître un groupe de gens déguisés en clown et qui chantent dans la lumière grisâtre de la nuit “It’s a wonderful world”. Les douces paroles de la petite fille qui conduit sa grand-mère dans un château sous l’eau où coule le champagne à flot rappellent celles de Peer à sa mère Aase mourante.
A la fin de la pièce, la plus jeune des femmes devient mère. Devant la poussette, elle affiche un sourire de façade et finalement prend la décision d’abandonner l’enfant et son petit ami. Elle quitte le plateau avec sa valise à roulette. Dans le silence. Le bébé se met à pleurer. Cette dernière image, magistrale et poignante, relie à nouveau le destin de cette femme à celui de Peer, lâche et égoïste, incapable, laissant derrière lui Solveig pour parcourir les routes.
Au Schauspielhaus de Hambourg, le 21 octobre 2016. © Matthias Horn