Théâtre
Revisitons la tragédie de « Phèdre » avec Laurent Domingos

Revisitons la tragédie de « Phèdre » avec Laurent Domingos

08 April 2020 | PAR Magali Sautreuil

Voilà bientôt quatre semaines que nous sommes confinés chez nous et que chacun s’organise comme il peut pour maintenir son activité. Si certains peuvent opter pour le télétravail, quand on dirige une compagnie de théâtre et que son matériau est le corps, cela n’est guère facile. Voyons voir comment s’en sort le metteur en scène Laurent Domingos, dont la première de sa pièce « Phèdre » devait avoir lieu le 18 mars 2020, au théâtre du Petit Parmentier.

Laurent, pourriez-vous vous présenter à nos lecteurs ?

J’ai toujours voulu faire du théâtre, mais j’ai d’abord dû refreiner mes instincts artistiques. Issu d’une famille d’immigrés modestes, sans diplômes supérieurs, mes parents m’ont poussé à faire de grandes études. J’ai intégré l’École des Mines de Paris et j’ai commencé ma carrière comme chercheur en mathématiques appliquées et ingénieur financier. En 2011, j’ai créé la compagnie Minuit 44, heure à laquelle nous avons trouvé le nom. Puis, ne pouvant plus taire ma passion et subir mon travail, j’ai abandonné une position très sécurisée pour vivre du théâtre. Malgré les difficultés et le contexte actuel, je ne regrette pas mon choix. La liberté est une chose qui n’a pas de prix. Il n’y a rien de mieux que de travailler pour soi. Même si je gagne moins d’argent, je suis plus heureux.

Le jour 3 du confinement, vous étiez censé jouer la Première de Phèdre au théâtre du Petit Parmentier, à Neuilly-sur-Seine pour rôder le spectacle avant le festival off d’Avignon. Est-ce que malgré le contexte actuel, vous arrivez à travailler sur la pièce ?

Le spectacle devait en effet se jouer du 18 au 28 mars 2020 pour préparer le festival off d’Avignon et faire venir la presse, ce qui n’a pu se faire. J’ai créé un groupe WhatsApp pour maintenir le contact avec les comédiens et les techniciens. Je ne peux guère faire plus. Ils sont dispatchés aux quatre coins de la France, certains dans des endroits où la qualité du réseau est trop mauvaise pour espérer travailler en ligne. Je me suis moi-même demandé si je devais quitter Paris pour que ma fille puisse avoir un jardin et ne pas rester enfermée en appartement. Au final, j’ai préféré rester et ce n’est pas plus mal. Montmartre est devenu magnifique. Il n’y a plus de voiture. Ça sent bon. Il y a des odeurs de cuisine. Je redécouvre mon quartier.

Du coup, tout est à l’arrêt pour vous.

Non. Je travaille sur vidéo pour peaufiner la mise en scène et corriger les erreurs de jeu. Il y a des moments dans Phèdre qui sont très forts que je souhaite davantage souligner. Ma matière étant le corps, il m’est très difficile de travailler sur le jeu des sept comédiens à distance. Je pourrais leur faire des vidéos, mais rien ne vaut une bonne répétition physique. J’améliore les costumes avec l’aide de ma costumière qui me donne des conseils via Skype. Heureusement, j’ai eu la bonne d’idée d’aller les chercher au théâtre du Petit Parmentier avant le confinement pour les stocker dans mon garage. J’en ai profité pour ramener le décor. Il reste encore la création lumière à peaufiner. Dans l’idéal, il faut donc qu’on puisse jouer une nouvelle fois dans un théâtre pour finir de rôder le spectacle. Si cela ne peut se faire au théâtre du Petit Parmentier, j’envisagerais peut-être d’aller à Coye-la-forêt. C’est une ville picarde que j’aime particulièrement. Elle se trouve à moins d’une heure de Paris en train et accueille un des plus anciens festivals de théâtre de France (39e édition prévue du 24 septembre au 16 octobre 2020). C’est là que nous avons créé Phèdre en décembre dernier.

D’ailleurs, comment vous est venu l’idée de mettre en scène Phèdre ?

J’ai déjà joué Britannicus de Racine. J’aime beaucoup cet auteur. Cela fait très longtemps que je voulais monter Phèdre, ainsi que Bajazet, une pièce incroyable, mais bien moins connue, donc plus risqué. Phèdre est pour moi un monument du théâtre. Ceux qui, comme moi, ont vu celui de Patrice Chéreau en 2003, ont pu être intimidés. Quand on monte un classique, on se demande toujours pourquoi en faire une énième interprétation. Le théâtre du Petit Parmentier était partant pour programmer à la fois Britannicus et Phèdre, afin qu’un spectacle entraîne le second. La commande du Petit Parmentier m’a donné envie de sauter le pas.  À terme, je pourrais peut-être proposer un triptyque sur Racine, composé de Britannicus, Phèdre et Bajazet.

Quand on s’attaque à un classique, se montrer innovant peut s’avérer très compliqué. Comment avez-vous abordé le sujet ?

J’ai donc commencé par relire attentivement Phèdre. Là, j’ai eu une révélation : ces classiques sont des pièces qu’on ne juge pas, qu’on adule et qu’on joue souvent au premier degré, sans jamais vraiment remettre en question le texte. Pour résumer, Phèdre est la petite-fille de Jupiter, le dieu-soleil, fille de Minos, le roi des Enfers et épouse de Thésée, héros et coureur de jupons. Vénus est l’ennemie jurée de sa famille. Thésée réussit la « prouesse » d’avoir un fils prénommé Hippolyte avec l’Amazone Antiope sans y laisser sa peau. Un plan machiavélique germe dans l’esprit de la déesse de l’Amour pour se venger d’Hippolyte et de ceux qui avaient révélé sa liaison avec Mars en faisant tomber Phèdre amoureuse de son beau-fils Hippolyte, avec qui elle n’a aucun sang commun. Dans le système patriarcal décrit par Racine, ce simple sentiment amoureux est une monstruosité. Phèdre est même prête à mourir pour ne pas détruire l’honneur de sa famille. Oenone, sa nourrice, essaie de l’en dissuader et imagine de nombreux stratagèmes pour que la faute retombe sur Hippolyte. Comme c’est du Racine, tout va mal se passer… Phèdre finira par mourir et Hippolyte aussi. Le royaume pâtira également de cette histoire qui paraissait a priori sans gravité pour un lecteur du XXIe siècle. Quand j’ai lu cette pièce, je me suis demandé pourquoi personne n’a constaté qu’il n’y avait aucun problème dans Phèdre : elle aime simplement quelqu’un qui s’avère être le fils de son mari. Mais elle sait que ce n’est pas bien et elle ne veut pas consommer. Donc rien ne se passe. Or, nous sommes dans un système patriarcal où l’échelle de valeurs entre hommes et femmes est radicalement différente. Si une femme a du désir, c’est une monstruosité, alors qu’un homme, comme notre cher roi Thésée, qui est protégé et adulé par tous, peut avoir plusieurs maîtresses. Cela ne pose aucun problème. C’est un héros et un homme, il peut bien s’autoriser quelques plaisirs… Dans Phèdre, tous les personnages sont complices de ce système phallocrate de valeurs que Racine présente dans sa préface comme moral… En lisant ça, je me suis dit qu’au XXIe siècle, je ne pouvais monter Phèdre au premier degré avec une femme malheureuse meurtrie par un amour impossible d’un côté et un héros qui se tape tout ce qui bouge dans le meilleur des mondes de l’autre. Je voulais ridiculiser ce système patriarcal et prendre du recul par rapport aux agissements monstrueux présumés de Phèdre.

Comment avez-vous choisi de dénoncer cette échelle de valeurs ? Avez-vous retravaillé le texte ou agi seulement sur la mise en scène ?

Tous les personnages jouent au premier degré. Nous ne sommes pas dans une parodie de Racine. Tous les comédiens servent le texte de cet auteur que je chéris. En revanche, je les plonge dans un univers patriarcal poussé à l’extrême. Avec une chorégraphe, j’ai travaillé sur le langage corporel, sur la manière que les hommes ont d’aborder les femmes (ce qui est impossible à faire de façon efficace à distance…).

Par contre, comme je suis un homme hétérosexuel, j’avais peur de mettre en scène le désir féminin et de tomber dans des fantasmes d’homme. J’ai donc demandé à ma chorégraphe, Céline Pradeu, et à Ophélie Lehmann, la comédienne qui interprète Phèdre, de créer un langage chorégraphique traduisant le plaisir féminin et la naissance d’un désir charnel du point de vue de la femme. Je n’ai pas eu mon mot à dire et ce n’est pas plus mal car mes réflexions auraient traduit involontairement des clichés.

Les costumes servent aussi mon propos. Pour moi, actuellement, ce qui symbolise l’homme, ce sont la cravate et les muscles. J’ai fait de la cravate le symbole du patriarcat. Les femmes sont entravées par des cravates, comme si elles étaient ligotées, tandis que les hommes jouent les dandys.

Sans avoir conscience de l’absurdité de la situation, les personnages évoluent dans un système où la liberté des femmes est limitée et celle des hommes absolue, du moins en apparence, puisque les dieux sont aussi maîtres de leur destin.

La pièce originale compte neuf rôles. La vôtre en compte dix avec seulement sept comédiens. Vous avez certainement dû prendre quelques libertés par rapport au Phèdre de Racine ?

La seule liberté que j’ai prise par rapport au texte originel est celle d’avoir ajouté le personnage de Vénus car je voulais aborder le thème du libre-arbitre : Est-ce dans la nature humaine d’être amoureux ou bien est-ce une malédiction ? C’est très bien expliqué dans le Phèdre de Sénèque que je trouve très difficile à lire, mais qui est très intéressant sur le plan intellectuel. Ce combat est expliqué par Racine grâce à un vocabulaire autour de Vénus, qui utilise les dieux pour transcrire la naissance et l’intensité du désir. J’ai souhaité qu’au-delà des mots, cette ingérence soit personnifiée pour mettre en évidence cette ambiguïté entre le destin et le libre-arbitre. J’ai fait appel à une superbe circassienne et comédienne qui s’appelle Shiraz Pertev. Elle a beaucoup de charme et une présence incroyable sur scène. J’ai réalisé un totem de trois mètres de haut en inox surmonté d’un cercle et d’une croix, symbole de Vénus. Perchée au-dessus de la scène, la déesse observe le déroulement de l’histoire. Comme un metteur en scène, elle intervient ponctuellement, soit en touchant les personnages pour leur insuffler un sentiment (passion, jalousie…), soit en jouant d’un instrument, le waterphone, pour mettre en branle l’action. Cet instrument de musique insolite, que j’ai sonorisé et associé à un looper, produit des sons similaires aux chants des baleines et autres cétacés. Vénus agit donc soit par le toucher, soit par la musique. Elle peut aussi se métamorphoser en Ismène ou en Panope. Dans ma mise en scène, ces deux personnages sont des déguisements de Vénus pour enclencher l’action. Ce choix a été motivé par le fait que dans le livre, ces deux protagonistes n’ont pas vraiment de consistance. Ils sont là pour dire ce qui se passe, ce qui va arriver et pour motiver les personnages à faire quelque chose.

Afin de suggérer la présence des dieux dans la vie des mortels, notre créatrice lumière, Éliah Ramon, a cassé un miroir en mille morceaux, qu’elle a ensuite collé sur une caisse à vin. Ce miroir diffracté renvoie la lumière des projecteurs pour arroser la scène  de manière aléatoire. Ce jeu sur le clair-obscur traduit aussi la nature de Phèdre, dont le nom signifie littéralement la lumineuse, mais qui est, par son ascendance, à la fois lumière et ténèbres.

Vous avez piqué notre curiosité avec votre interprétation personnelle de Phèdre. Nous espérons que nous pourrons la découvrir prochainement. Arrivez-vous à vous projeter pour la suite ?

Pas vraiment pour l’instant. Le spectacle a été créé en décembre dernier. Il a bénéficié d’une seconde résidence artistique en février et en mars devait avoir lieu les premières représentations publiques. Nous avons juste eu l’occasion de jouer une fois devant des scolaires le 12 mars 2020 avant le confinement. Nous devions jouer durant le festival off d’Avignon 2020, au théâtre du Roi Renée, à 18 h 25. Mais pour l’instant, c’est le flou total et en tant que metteur en scène et trésorier des Sentinelles, cela m’inquiète, pas seulement pour moi, mais aussi pour toutes les compagnies qui sont actuellement mises en difficulté par cette absence de décision.

Merci pour le temps que vous nous avez accordé, Laurent. Au fait, il paraît que vous vous êtes fait rattraper par la réalité ?

Oui. Cela fait un an que j’écris une pièce où l’humanité entière s’est faite décimée par un virus. Mais le coronavirus est arrivé avant que j’ai pu la finaliser. Du coup, avec le contexte actuel, je suis en train de la remanier

Phèdre, drame écrit par Jean Racine, mis en scène par Laurent Domingos, chorégraphié par Céline Pradeu, interprété par Ophélie Lehmann (Phèdre),Lætitia Lebacq (Oenone), Victor Duez (Hippolyte), Guillaume Blanchard (Thésée), Salomé Ramon (Aricie), Shiraz Pertev (Vénus/Ismène/Panope) et Laurent Domingos (Théramène). Costumes de Natalia Studenova Bovet et Delphine Ciavaldini. Scénographie de Cédric Cnudde et Delphine Ciavaldini. Création lumières d’Éliah Ramon. Durée : 1 h 30.

Retrouvez l’actualité de la compagnie  Minuit 44 sur son site Internet (ici) et sur sa page Facebook (ici). 

Photos : © Cie Minuit 44

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Magali Sautreuil
Formée à l'École du Louvre, j'éprouve un amour sans bornes pour le patrimoine culturel. Curieuse de nature et véritable "touche-à-tout", je suis une passionnée qui aimerait embrasser toutes les sphères de la connaissance et toutes les facettes de la Culture. Malgré mon hyperactivité, je n'aurais jamais assez d'une vie pour tout connaître, mais je souhaite néanmoins partager mes découvertes avec vous !

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