
“Ressacs”, la condition humaine servie bien frappée, ou quand les flots démontés tiennent sur une table
A l’occasion du 4e Pyka Puppet Estival présenté au Théâtre de l’Atalante, la compagnie Gare Centrale d’Agnès Limbos présentait son génial Ressacs. Un spectacle de théâtre d’objets sur table, parfaitement loufoque mais étrangement poignant, qui donne à voir le destin d’un couple de petits tyrans aux fortunes changeantes. Magistralement écrit et rythmé, habilement satyrique, joué avec malice, c’est un régal pour le spectateur.
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Après l’excellent Baby Macbeth, la compagnie Gare Centrale présente Ressacs sur la scène de l’Atalante, un spectacle qui, lui, est clairement destiné par son écriture à un public adulte et adolescent.
Puisque qu’il s’agit de manipulation d’objets sur table, l’élément central de la scénographie est constitué, justement, d’une table, de l’espèce la plus ordinaire et la plus rectangulaire. Elle est cependant surmontée d’un magnifique tapis violet à poils longs au lever de rideau, ainsi que d’une magnifique maison et d’une belle voiture de sport rouge brllant. Elle est, surtout, entourée de divers accessoires à mobiliser pendant le spectacle, des instruments de musique, trompette en tête puisque Gregory Houben est spécialiste de cet instrument. Tout autour de la scène, de mystérieux rails passent dans une grande boucle…
A l’entrée du public, les deux interprètes sont déjà en place derrière cette table, devant un fond bleu et blanc figurant le ciel, tendu sur un cadre, surplombés par une mouette menaçante dans sa fixité. Et le couple d’interprètes de nous décrire, dans un mélange d’anglais approximatif et de français sa magnifique “house in a residential area”, son jardin planté de roses, sa réussite matérielle et sociale… qui s’évanouissent tout aussitôt. Ainsi, d’ailleurs, qu’une partie des vêtements des interprètes: “Gone!”.
Car l’écriture de ce spectacle burlesque et grinçant est extrêmement nerveuse, et les situations s’enchaînent à un rythme enlevé. Au bout de deux minutes, la richesse et ses symboles ont disparu, la déchéance du couple est radicale: “No more!” s’exclament-ils, faisant l’inventaire de tout ce qu’ils ont perdu. Sur un petit bateau perdu au milieu des flots déchaînés, métaphore de la tempête qu’ils traversent, l’homme et la femme sont bien dépourvus. Mais n’en perdent pas pour autant la capacité à rire de leur propre situation, avec un féroce humour noir.
Ce point de départ, inspiré par la crise des subprimes de 2008, va servir de révélateur à la médiocrité de ces deux individus, à la cupidité et à l’inclination pour une certaine tyrannie ordinaire qu’on trouve en eux comme on la trouve chez nombre de nos contemporains. Plusieurs fois, le couple échoue dans un lieu apparemment désertique. Plusieurs fois, en exploitant les ressources locales et en s’improvisant roi et reine de pacotille – “A very ordinary jardinière queen!” – le couple revient à la fortune, pour retomber aussitôt. Ces cycles égoïstes et destructeurs peignent un acharnement à toujours rechercher, à tout prix, l’accomplissement matériel, quitte à créer en même temps les conditions de la chute future. En cela, la pièce fonctionne comme une métaphore des sociétés dites “développées”. Mais à la longue la résilience de ces deux tyrans amateurs finit presque par les rendre attachants…
Dans cette histoire se mêlent l’histoire d’un couple et de ses rapports, aussi bien qu’un pan entier de l’histoire contemporaine. En filigrane, la capitalisme, l’exploitation des ressources, mais également le colonialisme ou le racisme sont abordés, plus ou moins métaphoriquement, comme dans La Conquête de la Compagnie à. Agnès Limbos a passé une partie de son enfance au Congo belge, et cette expérience personnelle a laissé sa marque. Le théâtre d’objets permet de faire efficacement allusion à l’inconcevable violence des luttes coloniales, notamment en mettant en jeu des mains noires coupées qui évoquent, sans qu’il en soit fait mention au texte, certaines des pratiques les plus barbares des peuples qui se disaient civilisateurs.
Pour que ce fond, grave, soit encapsulé dans des dehors de loufoquerie truculente, il faut, d’abord, une excellente écriture. L’enchaînement de métaphores permis par le théâtre d’objets est employé à fond, au service d’un récit qui s’approche du conte: descriptif, fait d’une série d’actions qui se relaient sans temps mort, il permet d’évoquer de vastes mondes en quelques symboles forts… souvent utilisés avec un touche de décalage, de façon absurde ou exagérée. Les gags s’enchaînent, parfois très visuels – la fiente de mouette – ou parfois très textuels – avec de nombreux effets de répétition qui épuisent et ridiculisent les situations, dans un franglais délicieux – mais toujours avec un sens de l’équilibre, qui préserve le fond mais sans jamais céder à la gravité.
Et puis, il faut également une interprétation de haut vol, et Agnès Limbos et Gregory Houben ne déçoivent aucunement les attentes de ce côté-là. Très pince-sans-rire mais en même temps absolument bouffons, ils traversent le spectacle avec un plaisir évident, comme des enfants ravis de faire de mauvaises plaisanteries sous l’oeil à moitié complice de leurs parents. Au-delà de l’interprétation, juste et très investie, la manipulation est parfaitement fluide, les tableaux sont construits en quelques secondes avec grande précision, et on s’étonne de la quantité d’objets divers que les deux arrivent à faire apparaître puis disparaître sans aucune fausse note. Et cela tout en jouant, chantant, avec ou sans perruque, en maintenant en permanence un second degré absurde, à la frontière où le réel se frotte à l’imaginaire, pour mieux mettre en abyme leur performance – tel ce “But darling! I don’t fit in ze bouée!” de la femme, considérant une bouée en plastique de 10cm de diamètre pendant la tempête en mer.
Il faudrait raconter la musique jouée – plus ou moins – en direct par les deux compères, et le talent de Gregory Houben à la trompette. Il faudrait narrer ces quelques scènes d’anthologie, comme l’attaque des éléphants, qui fait beaucoup penser à Tire-toi de mon herbe, Bambi! de la compagnie La Cour Singulière. Il faudrait ajouter l’usage d’effets pyrotechniques bien placés. L’habileté de la mise en lumière, qui accompagne parfaitement les effets de zoom nécessités par le théâtre d’objets. Les images oniriques des caravelles passant dans la nuit.
En somme, il s’agit d’un spectacle très habile: redoutablement drôle, il met en scène, avec la juste distance, des travers dans lesquels il est difficile de ne pas se retrouver au moins un petit peu. Avec une inventivité visuelle évidente, et beaucoup de liberté dans la recherche de situations ou d’images clownesques, c’est un spectacle qui n’oublie de traiter ni la cruauté, ni la poésie de la la condition humaine. L’interprétation impeccable des deux artistes couronne le tout.
Malheureusement ette création de 2015 tourne moins qu’il y a quelques année. Il sera cependant visible au Colombier à Magnanville (78) le 16 février, et au Théâtre Roger Lafaille, à Chennevières sur Marne (94), le 22 février.
de et par Agnès Limbos et Gregory Houben
création 2015
Regard extérieur et collaboration à l’écriture: Françoise Bloch
Musique originale : Gregory Houben
Scénographie : Agnès Limbos
Création lumières : Jean Jacques Deneumoustier
Costumes : Emilie Jonet
Conception et réalisation ferroviaire : Sébastien Boucherit
Visuel : Alice Piemme sous un ciel d’Antoine B.
Régie : Nicolas Thill
Assistanat technique répétitions : Gaëtan van den Berg et Alain Mage
Aide à la construction : Didier Caffonnette, Gavin Glover , Julien Deni et Nicole Eeckhout.
Effets spéciaux et régie plateau : Nicole Eeckhout.
Administration : Sylviane Evrard
Visuels: (c) Alice Piemme