Le théâtre arme de résilience massive : “Pour rester vivants” de la compagnie Permis de construire
Pour rester vivants est le premier spectacle de la compagnie Permis de construire (Adèle Fernique et Patosz), qui a peu été représenté du fait de la coïncidence entre sa création et la crise sanitaire. Tiré des Feux de poitrine de Mariette Navarro, c’est un mélange de théâtre et d’objet qui fait des incursions sur le terrain de la marionnette. Un texte fort, une scénographie inspirée, un thème qui résonne avec le temps présent, une interprétation juste : un spectacle qui mériterait de ne pas rester méconnu, que le Théâtre aux Mains Nues a raison d’avoir reprogrammé.
On pourrait avoir l’impression que Pour rester vivants nous parle spécifiquement de la guerre en Ukraine. De ce que c’est de vivre sous la menace constante des bombes, de vivre enterré loin de la caresse du soleil dans un espace limité, de s’inventer des rituels pour tenir.
On pourrait avoir l’impression que Pour rester vivants nous parle sinon du confinement, du moins d’une expérience d’isolement, de ce que ça fait de vivre coupé de la société, comme emmuré, contraint et forcé, de ce que c’est que de construire une façon de cohabiter à deux dans autant de mètres carrés, de trouver un équilibre pour continuer de pouvoir se supporter – au sens de se tolérer comme au sens de se prodiguer des soins attentifs.
Pourtant, Les Feux de poitrine de Mariette Navarro est un texte qui a été publié en 2016, et Pour rester vivants a été créé avant le Covid, avant l’offensive russe en Ukraine, avant ce monde d’après dont on nous avait promis qu’il serait fait de jours heureux. Et on est réduit à un triste constat : si on a l’impression que c’est un spectacle qui nous renvoie à notre expérience immédiate, c’est parce que l’histoire bégaie, et qu’elle bégaie à très brève échéance. Force est de prendre la mesure de la répétition par l’humanité des mêmes erreurs, des mêmes décisions traumatisantes, des mêmes conflits qui mettent chacun et chacune à l’épreuve de la détresse, de l’angoisse de la mort, de la solitude… Ce qui fait que tout texte qui aborde intelligemment ces thèmes acquiert instantanément un caractère intemporel et universel. Pauvre humanité !
Pour autant, si la compagnie Permis de construire a choisi de monter ce texte, c’est qu’il est aussi porteur d’un message d’espoir et de vie – de résilience dirait-on de nos jours – de foi en la capacité de l’humain à prendre soin de son prochain et à imaginer les rituels nécessaires à se réparer. On ne peut pas dire que c’est un spectacle joyeux – mais par certains côtés c’est un spectacle lumineux.
Ce qu’on en remarque en premier, c’est la scénographie, impressionnante et singulière, faite de dizaines ou de centaines de boîtes de conserves assemblées dans une forme qui pourrait évoquer un igloo ouvert en deux. Cela renvoie immédiatement à l’idée qu’il s’agit d’un abri, en même temps que le matériau dénote un univers de bricole, de débrouille, de récupération, en même temps que la dureté, la froideur. Au sol, deux sacs de couchage, une malle en métal. On découvre bientôt les deux personnages qui dormaient au lever du rideau : deux femmes enfermées dans la boucle des gestes répétés, dans les nécessités de la survie – boire, se laver, maintenir son cadre de vie…
Le spectacle prend son temps pour mettre en place la situation et révéler les enjeux – c’est à la fois une progressivité intelligente, qui crée un point d’entrée graduel dans le spectacle, et une prise de risque, la lenteur avec laquelle les enjeux se précisent pouvant induire une forme d’impatience voire de déconcentration chez les spectateurs et spectatrices. Ceci dit, on a pu constater sur un public d’adolescents que si l’attention était un peu flottante dans les premières minutes, cela n’empêchait pas le spectacle de la fixer totalement dès que l’action commençait vraiment.
Un bruit d’explosion, une crise d’angoisse d’un personnage, et c’est le drame qui s’invite. En même temps que le sujet de la pièce n’est pas le drame, mais au contraire le remède. Et pour Mariette Navarro et les Permis de construire, le salut est à trouver dans la puissance imaginante du théâtre, qui permet toutes les consolations en faisant exister tout ce qui manque : la vie sociale, l’insouciance, la fête, la chaleur du feu et du soleil. A défaut de pouvoir en faire l’expérience immédiate, la projection de ce qui manque autorise à faire mieux que survivre – même si ce n’est pas tout à fait vivre, c’est au moins vivre pendant qu’on joue. Et c’est mieux que d’angoisser, mieux que de paniquer, mieux que de tenter de s’anesthésier dans la répétition des gestes du quotidien.
Du rituel ou de la routine, le parti a été choisi : le théâtre touche ici à une forme de sacré laïc, par le jeu se crée une célébration qui a le pouvoir de sauver la sanité d’esprit et de préserver un peu de la joie qui n’est pas moins nécessaire à la vie que ne le sont l’air ou la nourriture. Le théâtre au moins entretient ce qui bat au fond de la poitrine, s’il n’a pas pour fonction de sauver l’âme.
Au service de ce récit, les deux interprètes trouvent une manière assez juste de rendre sensible leur isolement, leur détresse, leur peur même quand les explosions se font entendre, quelque part, hors champ. Surtout, elles trouvent de profonds accents de sincérité dans l’attention qu’elles se portent, dans la sollicitude avec laquelle elles se considèrent et s’épaulent, dans le plaisir et l’engagement qu’elles trouvent dans leur théâtre dans le théâtre. Certainement, la complicité qui existe, sur scène et hors de scène, entre ces deux artistes qui cheminent ensemble depuis quelques années, apporte beaucoup à leur interprétation.
C’est aussi un spectacle qui ne se limite pas à un théâtre d’actrices, mais qui va chercher du côté de l’objet et de la marionnette. L’idée de l’objet est belle, car elle convient complètement à la situation : que l’une des deux personnages s’exclame « La scène c’est celle-ci ! » et un jeu d’improvisation se lance, dont les protagonistes, humains ou animaux, sont campés par les boîtes de conserve récupérées à droite et à gauche dans l’abri, comme si leur invention se faisait en direct. Superbe illustration de la puissance de l’objet, et du pouvoir d’incarnation de la parole qui fait d’un bout de métal usiné un petit garçon, un poisson, une grand-mère… Cette inventivité brute, née dans l’immédiateté du geste, est si juste qu’elle fait presque regretter les moments où les interprètes construisent des marionnettes anthropomorphes à partir de boîtes qui ont été un peu préparées en avance avec des câbles et des attaches, procédé qui brise un peu cette illusion de l’invention en direct qui est si belle.
En tous cas la manipulation est fluide, l’intention toujours claire, les objets amenés en jeu et retirés avec netteté. Jamais la technique ne vient brouiller le flux de l’action ou la lisibilité du texte. Si on pourrait perdre un peu le fil de ce dernier par moments, cela vient plutôt de l’écriture elle-même, parfois tellement lyrique qu’elle peut faire obstacle à la naissance des images mentales évoquées – la langue est très belle, mais parfois la formule existe un peu aux dépens de la dramaturgie.
Le spectacle s’appuie encore sur une mise en lumière et en musique qui lui donnent une belle ampleur. Point de vue éclairage, la scénographie toute de métal prend la lumière d’une façon assez sublime – le moindre changement de température ou de couleur est immédiatement sensible, les rouges explosent particulièrement et embrasent l’espace de la scène quand le récit évoque le feu. En même temps, la musique et les bruitages se font majoritairement en direct, la musicienne Audrey Dugué accompagnant avec souplesse l’action, ce qui permet à son accompagnement d’être toujours au plus juste de ce qui se joue. Un petit regret à l’endroit des sons pré-enregistrés, spécialement du bruit des explosions pas tout à fait crédible.
En somme, Pour rester vivants est un spectacle qui vaut le détour : au-delà des échos qu’il trouve dans une actualité malheureuse, il confronte le public à des émotions négatives fortes, tout en lui montrant une voie possible vers la joie. Le tout est servi par une mise en scène et une interprétation pas loin d’être impeccables.
A découvrir tant qu’il en est encore temps !
GENERIQUE
Texte Les Feux de poitrine de Mariette Navarro
Scénographie Patosz, Jal Bouillot et Florent Bastaroli
Mise en scène Adèle Fernique et Patosz
Création lumière Yéshé Henneguelle
Composition musicale Charlotte Leonhardt et Audrey Dugué
Costumes Adèle Le Ménélec–Robert
Actrices marionnettistes Adèle Fernique et Patosz
Musicienne Audrey Dugué
Régisseur Vincent Lemaître
Photo : (c) Nabil Boutros