
Ohne au Théâtre du Nord (Idéal)
A l’antenne tourquennoise du Théâtre du Nord est présentée en ce moment Ohne, une pièce des Fous à Réaction, compagnie locale qui explore ici un texte de Dominique Wittorski. En allemand, ohne veut dire “sans” : dans le contexte d’une pièce qui traite du chômage, de “l’inemployabilité”, pour reprendre un barbarisme de notre sombre époque, ce “sans” s’accole à de nombreux substantifs – sans emploi, sans avenir, sans argent, sans sortie de secours…
Sur le plateau, les lettres gigantesques d’un acronyme aujourd’hui obsolète, et pourtant lourd de signification : ANPE. Un employé de l’agence nationale pour l’emploi reçoit les chômeurs venus toucher leurs droits, dans un lieu qui, toute l’ironie de la chose est là, “ne fournit pas d’emploi.” A l’heure de la fermeture se manifeste un pauvre hère, Ohne, qui attend là depuis le matin sans avoir su se lever à l’appel de son numéro. Car les usagers de l’ANPE se fondent dans la masse de l’administration où ils ne deviennent que des numéros dans une file d’attente, chargés de remplir des formulaires bleus pour toucher leurs droits. Un moment digne des 12 Travaux d’Astérix, alors que celui qui, de surcroît, maîtrise mal la langue française, est perdu dans les méandres de ce parcours du combattant dont il ignore la règle du jeu.
Au fur et à mesure que la pièce avance, trois Ohne différents, aux trois âges de la vie, viennent hanter tour à tour trois employés de l’ANPE, chacun interprété par Bruno Tuschzer. A chaque fois, l’histoire se répète alors qu’Ohne devient de moins en moins cohérent, perdant l’usage du pronom personnel, du verbe, dans une grammaire qui se délite autant que son avenir se réduit à peau de chagrin. Et chaque Ohne doit vivre, alors qu’il tente d’expliquer à l’employé de l’ANPE excédé, pourquoi il faut lui donner un travail, l’apparition traumatisante de sa mère morte, interprétée par Aude Denis, confondante d’ironie macabre et d’une effrayante désinvolture.
Si, sur le papier, l’enjeu de cette pièce paraît crucial, imprégné d’une révoltante actualité, mêlant des questions d’emploi et d’immigration, d’humanité (ou de manque de…) et de générations, l’écriture tout autant que la mise en scène la font tirer en longueur, tant et si bien que l’ennui s’installe rapidement dans la salle alors que se répètent inlassablement les mêmes scènes. Les apparitions d’Aude Denis semblent hors de propos, même si la comédienne est délicieuse dans ce rôle de mère castratrice. Philippe Peltier est le souffle d’air frais qui souffle sur le plateau alors qu’apparaît son visage buriné et sa silhouette voûtée, bien trop longtemps après le début du spectacle.
Cela est d’autant plus dommage que la pièce est traversée de fulgurances d’humour grinçant tout autant que de poésie surréaliste. Mais ces moments trop brefs sont noyés dans une mise en scène si grave et pesante qu’elle étouffe la voix d’Ohne. Il y avait pourtant, au coeur de ce trop long moment, la véritable possibilité d’une vision à la fois cynique et touchante de notre société. Espérons qu’au fur et à mesure des représentations, Ohne se fera plus incisive et plus enlevée, afin de mettre à nu les mécanismes révoltants de l’exclusion et de la colère.
Photos : Xavier Cantat