
Nos paysages mineurs, une pièce majeure de Marc Lainé
Le plus scénographe des metteurs en scène s’installe au Théâtre 14 pour sa pièce en itinérance. Embarquez pour un voyage en micheline qui dit tout d’aujourd’hui.
La relation d’amour entre Marc Lainé et les écrans ne date pas d’hier. On se souvient de son génial road movie québécois, Vanishing Point qui déjà nous parlait d’amour. Car oui, c’est également le cas ici. Sur scène, il y a un compartiment dans lequel vont voyager pendant six ans Paul (Vladislav Galard) et Liliane (Adeline Guillot). On regarde leur train faire inlassablement le trajet Paris Saint-Quentin, de la rencontre à la rupture.
Cette situation va devenir embarrassante
Le train c’est aussi une maquette posée sur scène. Il roule dans son précis paysage mineur, filmé en direct. Les saisons et les années passent à l’aide d’une lumière (Kévin Briard) sensible et de changements de costumes discrets. Un col rallonge et nous sommes en 74. En 72 elle n’aurait pas noué son foulard comme ça, court et près du cou. Elle est toute emmitouflée en 69 quand elle le rencontre. Et justement, cette rencontre n’a rien d’un coup de foudre. Il l’a drague et la saoule. On se dit que jamais elle ne dira oui. Et pourtant elle dit oui. Et même, ça roule un temps. Puis dans un autre temps il n’y aura plus que le train qui roulera, seul. Elle est fille de prolos, il est prof de philo, bientôt auteur à succès. Le texte de Marc Lainé nous bascule dans les échanges d’un Rohmer. Elle décrit les paysages plats avec une poésie qui les rend ronds. Lui traîne avec Lacan et Foucault à Saint-Germain.
Les comédiens prouvent que le théâtre reste du théâtre même lorsqu’ils sont filmés tout le temps par un chef de gare à la technique parfaite. Elle et lui ne savent pas quelle caméra les poursuit. Pourtant nous accédons à leurs jeux seulement par l’écran, la position de leur corps dans le wagon les rendant presque invisibles à nos yeux. Vincent Segal fait le reste. Le violoncelliste module ses cordes en fonction des hauts puis des bas de cet amour.
Tu as dit quelque chose ?
Nous sommes après 68. Et pourtant elle n’est pas libre, pas autant qu’elle le voudrait. Nous sommes après 68 et le monde d’avant est vorace, ultra “phallocrate”. Le bel intellectuel est un homme de son temps, encore bien dans une vision condescendante sur son autre féminin. Il ne faut pas les juger avec nos yeux d’aujourd’hui, il est toujours important d’emporter un contexte dans son regard. Dans le genre, ils sont modernes. Il veut qu’elle fasse des études, qu’elle travaille ensuite. Ils se questionnent sur le fait d’avoir un enfant, cela ne coule pas de source, cela concerne son corps, à elle.
De trajet en trajet, qui relient la bourgeoisie littéraire de Paul à la famille populaire de Liliane, la révolution est en marche. Plus ce train avance plus elle pourra enfin ne plus rien lui devoir. Les contemporains ont toujours la sensation d’être à l’heure, de faire mieux que les aînés. En nous plaçant entre 1969 et 1975, dans ce passé finalement proche, Marc Lainé met sur les rails un paysage politique et social qui nous rappelle que nous devons rester vigilants à ce que nous voyons au-delà de la fenêtre, même quand la vue n’a en apparence aucun intérêt. Nous le trouvons archaïque et pourtant, il est autant éveillé qu’il peut l’être. Nous la trouvons godiche à lui dire oui, et pourtant, elle est déjà maîtresse de son destin, prête à partir, et dans la bonne direction.
Du 30 novembre au 12 décembre au Théâtre 14, 20 avenue Marc Sangnier, 75014. Metro 13 Porte de Vanves. La pièce sera ensuite donnée à la Comédie de Valence, que dirige Marc Lainé, du 17 au 20 janvier, puis à la Filature (Mulhouse) du 7 au 10 avril.
Visuels : Affiche Nos paysages mineurs
En galerie © Simon Gosselin