Théâtre
Embrasser l’instant à mesure qu’il s’effondre : “Ma, aida, …”, inclassable geste poétique

Embrasser l’instant à mesure qu’il s’effondre : “Ma, aida, …”, inclassable geste poétique

11 February 2022 | PAR Mathieu Dochtermann

Ma, aida, … est une création de la compagnie L’immédiat, rêvée et conçue par Sève Bernard et Camille Boitel. Un objet spectaculaire rétif aux classifications, qui tient du cirque et de la danse, de la manipulation et beaucoup du théâtre, le tout empreint d’une poésie absurde et teinté de mélancolie. Profondément beau.

Un spectacle qui ne parle pas d’amour, fait avec amour

Ma, aida, … pourrait être un spectacle sur l’amour et la relation, une gigantesque métaphore sur la fragilité du sentiment amoureux, trente-six manières de ne pas ou de ne plus faire couple. Sur scène, un homme et une femme, Camille Boitel et Sève Bernard, qui en plus d’avoir écrit le spectacle en sont aussi les principaux interprètes. Ils se cherchent, s’empoignent, s’attirent, se repoussent. Est-ce tout ?

Cela n’est que le début, ou que la fin, mais une certitude reste : non, ce n’est pas tout. Camille Boitel et Sève Bernard se défendent d’avoir voulu faire un spectacle sur l’amour, sujet trop usé par les dramaturges. D’ailleurs, le rideau ne s’ouvre que pour se refermer tout aussitôt, tandis qu’un cartel annonce la fin de la première partie, comme pour signifier qu’il ne faut pas trop s’attacher à la littéralité de ce qui est offert au regard. L’intérieur chichement campé sur scène à l’entrée du public, chambre et cuisine, intérieur dépouillé d’un couple d’étudiants fauchés, a disparu et ne reviendra jamais. Importe-t-il ? Probablement pas. Un “No hay banda” transposé au théâtre, en somme.

Parce que c’est principalement de théâtre qu’il s’agit ici, une démonstration de l’amour qu’il inspire aux artistes ou un jeu qui en explore les possibilités, un vertige qui use des mécanismes de scène jusqu’à les épuiser et au-delà. Sève Bernard parle d’un “éloge de la machinerie du théâtre”. La scène elle-même est ici une entité agissante à part entière à défaut d’être pleinement un personnage : Camille Boitel la désigne comme “accessoire géant”, Sève Bernard en parle comme d’une “marionnette géante”.

En effet, au fur et à mesure du spectacle, le parquet du plateau se délite inexorablement, s’écroule avec fracas, se dérobe de toutes les manières possibles, planche par planche. En même temps, tous les artifices du théâtre, des éclairages aux rideaux, sont susceptibles de prendre vie, d’être manipulés, détournés, de participer au grand ballet poétique qui effondre tout sur son passage. Et toutes ces manipulations, à vue ou cachées, sont le fait d’une armée des ombres, un peuple entier de techniciens et techniciennes qui s’affairent et rendent possible cet univers où tout peut glisser d’un instant à l’autre. Sève Bernard affirme ainsi : “On joue aussi avec les gens qui sont sous nous, sur nous, autour de nous.” Un duo à plusieurs, en fait.

 

Mille nuances du mouvement

Au cœur de cette scène précaire et éphémère, qui est toute entière soumise à une entropie qui la ronge sans possible retour en arrière, Sève Bernard et Camille Boitel dansent au bord d’un monde qui se dérobe. On écrit : dansent, parce que c’est la meilleure manière que l’on a d’exprimer ce que leur partition physique complexe inspire, au-delà des académismes : une émouvante fragilité en même temps qu’une force toute intérieure, un sens aigu du rythme et une précision de chaque pas, un engagement du corps qui cherche l’expressivité maximale dans le geste et dans la posture. On écrit : dansent, parce que c’est beau, d’une façon presque insaisissable.

Camille Boitel vient plutôt d’un univers circassien, bien qu’il l’ait toujours mâtiné d’une composante chorégraphique. Sève Bernard vient plutôt de la danse mais n’est pas étrangère au cirque contemporain. Leur rencontre est une heureuse évidence, un hasard pré-ordonné d’un univers qui ne nous est peut-être pas finalement si hostile, puisqu’il nous l’a offerte. En résulte une dramaturgie du mouvement où la théâtralité est forte mais la beauté du geste gratuit jamais loin, sans jamais que cette recherche de la justesse par le corps ne s’égare dans les limbes de l’esthétisation ou le désert du naturalisme servile. Tout est précis, fluide, de la chute la plus bruyante et la plus burlesque jusqu’au tendu délicat où le plateau semble s’écrouler au frôlement des pieds de Sève Bernard, portée au-dessus du vide qui bée par Camille Boitel.

Le duo d’interprète insiste sur l’importance de travailler dans l’instant, d’inviter l’accident, d’être en permanence dans une attention très fine de ce qui se passe sur cette scène très imprévisible. C’est sans doute cela qui contribue à donner à Ma, aida, … une impalpable tension, une qualité d’être qui n’est pas de l’ordre de l’urgence mais de la perpétuelle invention de ce qui arrive. Le fait que cet accessoire-décor-marionnette mette le duo dans une relative insécurité produit une présence d’une particulière densité. “L’insécurité peut être physique, mais elle peut aussi être mentale,” précise ainsi Camille Boitel.

Il faut insister, de peur de donner une impression fausse de Ma, aida, … : justesse, beauté et précision n’excluent en rien une certaine violence, les déchirements, les corps-à-corps, une corporéité qui vire parfois – souvent même – au burlesque. Les claques sont le pendant presque nécessaire des embrassades dans cet univers diffracté où mille ratages se jouent entre mille couples. On se boxe d’amour, on se jette dans le vide ou au visage, on se repousse et on s’esquive. Parce que ce ballet de loupés amoureux et acrobatiques a besoin d’une musique sur laquelle danser, la musicienne japonaise Tokiko Ihara enveloppe le spectacle des mélodies douces et étranges qu’elle tire de son orgue à bouche.

 

Poésie de la brèche, amour de l’entre

Malgré l’infini recommencement des ratages, Ma, aida, … n’est ni triste ni désespéré. L’irréversibilité de l’effondrement de la scène, l’apparente inéluctabilité de sa disparition complète qui entraînera tous les couples qui l’ont foulée avec elle, pourrait faire croire à une tragédie. Mais ces histoires ne sont que des fragments d’histoires ; ces couples, que des fragments de couples. Ils existent sans exister : comme l’indique la note d’intention, “ça ne parle pas des histoire d’amour, ça ne parle que du théâtre”.

Et puis, il y a l’humour. Camille Boitel a toujours joué à la perfection d’un humour très absurde – qui, parce qu’il est très physique et généralement muet, a souvent été comparé à l’humour de Buster Keaton – mêlé à un art consommé du raté. Ce génie de la foirade et cet univers surréaliste où tous les signes conventionnels – langage écrit, parlé – sont triturés jusqu’à perdre tout leur sens, Sève Bernard semble l’avoir parfaitement épousé, en y ajoutant une certaine grâce. La résultante est un théâtre mélancolique plutôt que tragique, où la fragilité n’est plus malédiction mais s’intègre à la trame d’un réel vécu malgré tout. “Il y a quelque chose de l’ordre de la joie triste,” dit Camille Boitel, “il n’y a aucun espoir mais on est quand même là.

Tout cet absurde, tout cet amour qui jaillit maladroitement pour se briser dans d’incompréhensibles soubresauts, finit par dérégler toute rationalité, par déjouer toute velléité d’anticiper. Si tout s’échappe et si tout achoppe, si on se frôle et on se cherche mille fois et qu’à la millième le feu couve toujours et le peau à peau est toujours aussi beau, si tous les débuts et toutes les fins se mêlent et ne sont qu’un continuum d’infinies variations, alors tout est possible. Et on comprend enfin que, peut-être, ce qu’il faut voir est avant tout ce qu’on ne voit pas : le contexte, l’histoire de ces couples que l’on découvre déjà attablés à leur dernier repas, le premier baiser qui n’est jamais montré. Tout ce qui réussit, en somme, et qui est le hors-champ de ce qui foire. C’est cet entre-les-scènes jamais montré mais après lequel notre esprit court qui est le canevas sur lequel s’écrivent, pendant Ma, aida, …, les plus belles histoires d’amour.

La rencontre – ce qu’il y a de plus beau dans l’aventure humaine ? – loge peut-être dans ce temps suspendu qui palpite entre les deux moitiés d’un poème à raccommoder…

A Montreuil au Nouveau Théâtre de Montreuil jusqu’au 19 février. Les représentations suivantes seront données à Montpellier, au Domaine d’O, les 05 et 06 avril 2022.

GENERIQUE
Écriture (chorégraphie, scénographie, lumière, son) : Camille Boitel et Sève Bernard
Interprétation : Tokiko Ihara, Jun Aoki, Camille Boitel, Sève Bernard
Invité spécial (musique) : Nahuel Menendez

Régie son (à la création) : Yuki Suehiro
Chef d’atelier: Vincent Gadras
Construction : atelier de la Maison de la Culture, Bourges (18)
Construction des effets scéniques : Mok, et l’ensemble de la compagnie

Régie générale tournée : Michael Schaller, en alternance avec Laurent Lechenault
Régie son : Michaël Schaller, en alternance avec Laurent Lechenault
Régie lumière : Jacques Grislin
Régie plateau : Christophe Velay, Audrey Carrot et Arnaud Dauga
Assistant plateau : Kenzo Bernard
Régie générale Compagnie : Stéphane Graillot
Administration, production et diffusion : Elsa Blossier et Agathe Fontaine

Chef d’atelier: Vincent Gadras
Construction : l’atelier de la Maison de la Culture Bourges
Construction des effets scéniques : Mok, et l’ensemble de la compagnie

Photo : © kaz

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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