Les Travaux et les Jours ou les délices bureaucratiques
Programmé au théâtre du Lucernaire jusqu’en juin et aux Lucioles d’Avignon cet été, les vibrionnants et néanmoins passionnants Travaux et Jours de Michel Vinaver, mis en scène par Valérie Grail et la Compagnie Italique, nous entraînent dans une chronique à la fois « sensible et percutante » du quotidien d’un Service Après Vente au début des années 1980.
Dans une lettre adressée à Valérie Grail, l’auteur se réjouit de la reprise d’« une des plus sensibles, une des plus percutantes » mises en scène de sa pièce. Affiché dans le hall sympathique du théâtre, le courrier manuscrit ne manque pas d’attirer l’œil du curieux et de placer sa soirée sous de favorables auspices. Le spectacle commence sur les rythmes originaux de Stefano Genovese, qui n’est pas sans rappeler une joyeuse complainte du progrès. Et les trois protagonistes féminins de la pièce de jouer de leur téléphone et de leur siège à roulette dans un prologue chorégraphié avec humour et fantaisie. L’originalité du travail de Valérie Grail s’affiche d’emblée pluridisciplinaire : le théâtre, la danse et la musique se côtoient dans un superbe trio qui rend un hommage heureux à la prose poétique de Michel Vinaver.
Né en 1927, ce dernier aura traversé le siècle et avec lui l’étonnante mutation de notre société. Président – Directeur Général des filiales françaises et italiennes d’une grande entreprise américaine, il entretient une relation équivoque avec le monde du travail, contribuant le jour à sa bonne marche, et réfléchissant la nuit à ses dysfonctionnements. Ses nombreuses pièces, entrées en 2009 au Répertoire, sont le témoin cocasse et mordant du monde contemporain où le travail semble structurer à lui tout seul notre vie sociale.
Yvette, Nicole, Anne, Guillermo et Jaudouard se partagent les tâches du Service Après Vente de la société Cosson, entreprise familiale à la renommée internationale spécialisée dans la fabrication de moulins à café. Mais les trente glorieuses touchant à leur fin, la firme se voit bien vite contrainte de céder à la concurrence. Racheté par Beaumoulin, le service va partir en éclat : le capital se substituant au travail selon une logique désormais bien connue. Les personnages dont la vie semblait reposer sur les aléas de leurs relations professionnelles seront rendus à eux-mêmes, dévoilant aux spectateurs la vacuité de leur existence en dehors du foyer Cosson.
En choisissant de mettre en scène Les Travaux et les Jours, Valérie Grail renoue avec un désir vieux de plusieurs années mais qui semble acquérir d’autant plus de force que le temps ayant passé, le destin de Cosson s’est généralisé. La portée visionnaire du texte de Vinaver est ainsi soulignée par une mise en scène qui s’ancre résolument dans les couleurs criardes de la fin des années 1970, magistralement incarnées par Mireille Roussel, Julie Ménard, Luc Ducros, Cédric David et Agathe L’Huillier. Saluons tout particulièrement le jeu de cette dernière dont la voix haut perchée, la sensualité et la sensibilité contribuent à la douce brutalité de cette « histoire singulière (qui) s’inscrit sans aucun doute dans notre histoire contemporaine » dixit Valérie Grail.
Un superbe travail au rythme envoûtant épousant avec précision la minutie toute poétique de la langue de Michel Vinaver, mais également les sursauts tatillons de la machinerie bureaucratique.