
Le Moine Noir, les folles libertés de Kirill Serebrennikov
Pour la Cour d’Honneur du Palais des Papes, le metteur en scène russe désormais libre et exilé à Berlin livre une relecture très personnelle de la nouvelle de Tchekhov, pour un spectacle tout en crescendo, allant de la rationalité à la démence.
“Être libre c’est servir la vérité”
Kirill Serebrennikov s’inspire pour ce spectacle d’une nouvelle éponyme de Tchekhov dont le texte est paru récemment chez Actes Sud. Le moine noir dont il est question est à la fois un personnage de légende et la projection de l’âme torturée d’Andrei Kovrine, un brillant universitaire. Hanté par cet étrange fantôme, l’intellectuel finit par abandonner sa femme et, semble-t-il, entraîner la mort de son beau-père.
Alors que le texte de Tchekhov suivait de manière linéaire la chronologie de l’histoire qui nous est racontée, la pièce de théâtre n’a de cesse de nous raconter sans cesse le même récit. Un même récit, certes, mais avec un nombre infini de variations : la folie qui s’empare de Kovrine nous apparaît du point de vue de son beau-père, de sa femme, de lui-même et enfin des moines.
Ces quatre temps sont les quatre actes qui composent le Moine Noir. La première création de Serebrennikov en homme libre, mais pas sa première création à Avignon. Nous nous souvenons de son Outside en 2017 qu’il avait dirigé sans pouvoir quitter le Centre Gogol. Outside montrait que la fiction peut être engagée, que le théâtre peut être militant sans prêche. Il en était de même pour ses flamboyantes Âmes mortes en 2016.
“Arrête de sourire !”
Avouons que son Moine Noir pêche par délit d’abondance. L’idée est superbe : celle de raconter la même histoire vue de quatre angles différents. Superbe, mais pas totalement neuve non plus. Le décor nous installe dans une pépinière où le rythme des saisons est religieusement expliqué. On y fait même des cérémonies de levers et de couchers du soleil fort rigolotes. Dans un spectacle total, le chant, le théâtre, la danse, la musique live et la vidéo sont au rendez-vous.
La scénographie s’adapte parfaitement à la Cour puisque pas mal d’éléments sont projetés sur le mythique mur. Ils sont 22 au plateau. Deux comédiennes, quatre comédiens, un chœur et une troupe de danse. Dans sa progression, la pièce qui nous offre un premier acte bien trop lent et classique, avance vers plus de corps. Malheureusement, si Kirill Serebrennikov a souvent brillé en mise en scène, il n’est pas chorégraphe. Les scènes de danse sont ici très littérales, presque folkloriques. C’est joli… on attend un peu plus que ça. Par exemple, quand le ballet glisse assis sur les bancs d’une église à la façon de billes sur un boulier, là, nous avons une image forte et neuve.
Sur le fond et la forme, les comédiennes et les comédiens (Filipp Avdeev (Andrej Korwin, ), Odin Biron (Andrej Kowrin, Genius), Bernd Grawert (le père), Mirco Kreibich (Andrej Kowrin, ), Viktoria Miroshnichenko (Tanja, sa fille (jeune)), Gabriela Maria Schmeide (Tanja, sa fille (plus âgée)) et Gurgen Tsaturyan (Le Moine) jouent à 200%. Les “Andrej” sont, tous les trois, très différents et, à l’image de la pièce, constituent un tout cohérent.
“Je ne suis pas bizarre, je suis heureux”
Sur le fond le message est beau et simple : il faut écouter les fous, c’est dans la folie que se niche la vraie liberté. Les allégories de la situation de l’artiste longtemps assigné injustement à résidence sont nombreuses. La grande question posée est : si l’on est raisonnable, sain d’esprit, que devient notre créativité ? Les Andrej sont schizophrènes et insomniaques et rêvent qu’on les laisse tranquilles.
Si la pièce était rentrée un peu plus rapidement dans son propos, son éloge de la folie, si elle n’avait cherché à tout exploiter ( le chant, la musique, la danse, le théâtre), ce Moine Noir nous aurait convertis en quelques secondes. Reste une très bonne pièce qui par ses défauts majeurs devient étonnamment classique.
Visuel : Le Moine Noir, Kirill Serebrennikov, 2022 © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon
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