Théâtre
“Happy End” : un spectacle-performance sur la possibilité du bonheur dans une société d’hyper-contrôle

“Happy End” : un spectacle-performance sur la possibilité du bonheur dans une société d’hyper-contrôle

19 March 2023 | PAR Mathieu Dochtermann

Le festival MARTO !, consacré aux théâtre de marionnettes et d’objet, a commencé le 11 mars. Le 14 on pouvait assister au Théâtre de Châtillon à une représentation d’une œuvre intrigante, à mi-chemin de la performance de soi et du spectacle vivant, du théâtre d’objet à la sauce bricolage avec une bonne dose d’intelligence. Tel est Happy End d’Anne-Sophie Turion (Compagnie Grandeur nature), une proposition fine, décalée et franchement recommandable.

Un texte écrit pour l’ère de l’information

Disserter de quelque chose qui n’est pas. Projeter, devant public, un futur non encore réalisé, y compris dans ce qu’il a de plus intime. Montrer comment l’accès hyper-développé à l’information permet de donner une forme précisément incarnée à ses fantasmes, avant même de les avoir réalisés. Se demander, enfin, en fait, ce qu’il reste de surprise et de spontanéité dans un monde aussi balisé. Qu’est-ce que le bonheur si on sait déjà qu’on aura une expérience qui vaut en moyenne 4,45/5 d’après 1137 évaluations ?

Anne-Sophie Turion est une touche-à-tout qui se trouve à bien des endroits : plasticienne, performeuse, autrice, elle se révèle tout aussi bien comédienne et metteuse en scène. Happy End est à l’image de sa créatrice, une forme hybride, à cheval entre les cloisons absurdes séparant les arts les uns des autres, qui emprunte en toute liberté à droite et à gauche ce dont elle a besoin pour exister et porter son propos. Avant d’être un spectacle, Happy End est d’ailleurs un « livre d’artiste », paru en 2021 aux éditions Immixtion books.

Tout part donc du texte, qui raconte dans un extrême détail une résidence artistique qu’Anne-Sophie Turion fait mine de (peut-être) planifier pour 2024 au Danemark, dans la ville d’Aarhus, présentée comme « la ville la plus heureuse du monde » puisqu’il s’agit de la ville statistiquement la plus heureuse du pays statistiquement le plus heureux. Un texte très bien écrit, qui finit par boucler sur lui-même, qui manie finement humour et dérision, un texte surtout qui met à égalité toute l’information, de la plus triviale à la plus intime, pour illustrer les travers d’un habitus hyper-connecté et hyper-documenté, une façon d’habiter l’univers qui semble ruiner toute possibilité- de surprise ou de spontanéité. Le parallèle entre la recherche récurrente de plans Tinder et la sélection du meilleur café d’Aarhus est une façon d’indiquer le point auquel la totalité de notre vie, jusqu’à ses recoins les plus intimes, se retrouve soumise aux diktats des technologies de l’information.

Une mise en scène hybride, entre technologies et matières pauvres

Pour porter son propre texte à la scène, Anne-Sophie Turion a l’idée d’un dispositif ludique et très cinématographique. Depuis un fauteuil d’où elle fait mine de tout contrôler, elle adresse son texte très frontalement au public, à la première personne, dans une confusion complète du fictif et du réel, du personnage et de la personne, ce qui donne sa dimension performative à la représentation. Pendant ce temps, la vidéo sert de support au récit, manifestant pour le public la projection mentale du voyage futur. Après une séquence d’ouverture où on suit une exploration des différentes étapes du futur voyage par une combinaison de cartes électroniques, d’images satellites et d’images prises dans les rues, qui ont été montées à partir d’internet, l’artiste utilise son dispositif scénique à proprement parler.

A l’aide d’une mini caméra embarquée sur un chariot – bricolé à partir d’une chaussure et dont l’avance est contrôlée par une manivelle que l’artiste actionne depuis son siège – le spectacle est conçu comme un long plan séquence, un travelling qui illustre toutes les étapes de la résidence : la chambre louée par l’intermédiaire d’une application, le centre d’art, les cafés, les parcs, toutes les visites et toutes les activités sont représentées. Par contraste avec les images léchées en HD de l’univers des applis et des réseaux sociaux, l’artiste recompose son paysage avec des éléments de bric et de broc : éponges, bouts d’emballage carton, nuages de vapoteuse, bouts de chewing-gum… Elle superpose ainsi le récit d’une projection hyper-précise avec des images presque naïves qu’elle façonne presque en direct, et qui fonctionnent sur la suggestion et sur l’évocation, en faisant appel à la puissance imaginante du public.

Le contraste, souvent amusant, entre un texte qui plonge dans les moindres détails d’une dissection de quelques jours à Aarhus, et ces évocations parfois approximatives ou très symboliques, crée un effet de décalage stimulant, propre à réveiller la capacité à prendre du recul. Et pour briser la monotonie de son dispositif, Anne-Sophie Turion se lève de son siège à intervalles réguliers, pour bouger quelques éléments à réemployer dans de nouvelles scènes, ou pour en jouer au centre du plateau, en manipulant cette fois les objets qui sont sinon posés à la périphérie de l’espace de jeu, le long des rails empruntés par le chariot-caméra.

Il s’agit d’un spectacle écrit – textuellement et visuellement – avec subtilité et intelligence, qui bénéficie façon très pertinente d’utiliser la vidéo, là où elle n’est encore souvent qu’un gadget au théâtre. Si on peut avoir un regret, c’est que le parti-pris de la description clinique d’une résidence fantasmée, et le recul réflexif nécessaire à en comprendre le sous-texte, fait que la proposition, en tant qu’objet spectaculaire, peut souffrir d’un manque de tension. Il n’y a pas vraiment d’enjeu personnel pour le personnage, et on peut avoir du mal à garder son attention focalisée tout du long sur la recherche du meilleur café d’Aarhus – en même temps que cette sensation de longueur que l’on éprouve, presque une dose d’ennui, à mesure que le spectacle s’étire, dit aussi quelque chose de l’effet anesthésiant de l’hyper-documentation de la plus insignifiante activité, et abonde donc dans le sens du spectacle.

En tous cas, il s’agit d’une œuvre à la fois plaisante, fine, pleine d’humour, et qui donne matière à réfléchir. On ne peut donc que recommander sa fréquentation !

GENERIQUE

Conception, texte, performance : Anne-Sophie Turion
Dramaturgie : Elise Simonet
Collaboration artistique : Loreto Martinez-Troncoso
Conseil jeu : Thierry Raynaud
Sce?nographie : Anne-Sophie Turion
Re?gie plateau et réalisation sce?nographie : Géraldine Charmadiras, Elia David
Assistanat sce?nographie : Romain Kloeckner
Cre?ation lumie?re : Vera Martins

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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