Théâtre
Edith Amsellem revisite le Petit Chaperon Rouge et accouche du magistral “J’ai peur quand la nuit sombre”

Edith Amsellem revisite le Petit Chaperon Rouge et accouche du magistral “J’ai peur quand la nuit sombre”

22 July 2018 | PAR Mathieu Dochtermann

Oeuvre théâtrale exceptionnelle créée au Merlan scène nationale de Marseille en mai, J’ai peur quand la nuit sombre de la compagnie ERd’O d’Edith Ansellem impressionne et étonne. Impressionne, par la maîtrise du matériau, une retraversée du conte traditionnel du Petit Chaperon Rouge dans ce qu’il a de plus cru, par la précision de la mise en scène, par l’incarnation viscérale offerte par les comédien.ne.s. Etonne, par sa scénographie inventive, par sa plastique superbe, par son investissement de ces espaces publics particuliers que sont les parcs et jardins. Puissant, bouleversant jusqu’à l’intime, subtil néanmoins. Du grand théâtre de rue comme on aime en voir dans le IN de Chalon Dans La Rue.
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Un espace planté d’arbres. La nuit. Un rendez-vous au cœur des ténèbres, à l’écart des routes balisées. Une buvette sur le chemin. Déjà, la couleur rouge se décline, dans les arbres et les fourrés, ça et là des fils de laine écarlates commencent à tisser la métaphore. Pour exorciser la peur, autant aller la chercher là où elle est tapie… Ce qui n’empêche pas d’accueillir le spectateur avec un sourire. Et de lui donner le mode d’emploi : libre de boire, libre de fumer, libre de circuler, de tout voir, de ne rien voir, de choisir son histoire et son point de vue.

Ses points de vue.

Car ce qui séduit immédiatement, en dehors du lieu, insolite, parc habituellement fermé au public à la nuit tombée, c’est la scénographie : immédiatement singulière, intrigante, toute de métaphores visuelles, elle autorise au spectateur toutes les évolutions possibles autour de ce qui est désigné comme scène. L’espace de jeu, central, tout en longueur, est délimité par un cordon de laine rouge tiré entre les arbres. Dans son ovale, des espaces plus ou moins clairs, des figures plus ou moins identifiables, découpées dans la lumière des projecteurs : une maison stylisée représentée par ses arrêtes, un mur de parpaings blancs, un mannequin rouge là-bas dans le fond, et partout le rouge, de cette même laine qui tisse costumes, éléments de décor, accessoires, barrières symboliques. Quelques bancs, ça et là, pour en user si et comme on le souhaite. La voix d’Edith Ansellem, froide et robotique, qui explique les codes, guide le spectateur dans son appréhension de ce lieu, éphémère, déroutant, troublant.

Se mélangent les spectateurs des séances précédentes, et ceux qui viennent d’arriver. A l’invite de la metteuse en scène, les premiers sont invités à rester pour mieux profiter d’autres narrations, d’autres points de vue, d’autres façons de traverser l’histoire, ou plutôt les histoires. Les comédien.ne.s sont déjà en scène, quatre femmes, un homme, ils marchent, s’ébrouent, vaquent à leurs préparatifs, ils vivent leur vie et entrent dans la peau de leurs personnages sous nos yeux, dans le clair-obscur schizophrénique de l’interprète se mettant en condition, l’entre chien et loup de l’art théâtral.

La représentation commence par un prologue : une version du conte collectée au 19ème siècle mais dont les origines se perdent dans les brumes du Moyen-Age, bien moins mièvre et réductrice que la version moralisatrice de Perrault ou que la version infantilisante des frères Grimm. Une chatte y insulte la petite fille qui, trompée, mange la chair de sa grand, le bzou (qu’on n’appelle pas alors « loup ») a des desseins plus clairement sexuels, mais, surtout, le Petit Chaperon Rouge, par les ressources de sa propre ingéniosité, parvient finalement à échapper au danger. C’est une version qu’on aimerait entendre plus souvent qui est là exhumée par les recherches d’Edith Ansellem, plus crue mais chargée de bien davantage de pouvoir que les fades déclinaisons que les 19ème et 20ème siècles ont mises à la mode.

En quatre actes ou « boucles », le conte est ensuite retraversé, en travaillant à chaque fois un aspect différent de ce qu’il recèle en messages cachés et en puissance métaphorique. Masculinité et féminité – et leurs rapports, d’antagonisme comme de séduction –, transmission des codes et des comportements de génération en génération de femmes, déplacements des rôles au sein de la lignée maternelle – les filles deviennent femmes puis mères puis grand-mères, inexorablement, depuis les temps les plus reculés de l’espèce –, injonction à craindre le viol et à se projeter d’avance comme proie sans défense – difficile de ne pas penser à Virginie Despentes –, sexualité évidemment, dévoration aussi : le cocktail est explosif. Surtout quand on empoigne le matériau sans ménagement, et qu’on fait tout remonter brutalement à la surface. Qu’on s’y plonge, résolument, sans obscénité, mais aussi sans fausse pudeur, surtout pas de celle inculquée par les convenances, par le ce-dont-on-ne-peut-pas-parler-si-crûment.

C’est un électrochoc. Une explosion. Une traversée qui secoue, prend aux tripes, les tord pour mieux en essorer les noires humeurs des peurs intériorisées, des tabous qui hantent. Cela passe encore, en partie, par des métaphores. Mais tout finit par être explicité, dans les actes – avec des meurtres, des violences sexuelles, des jeux de séduction très crus aussi – comme dans les paroles. Chacune dit sa vérité, de son point de vue, son vécu à l’endroit où elle en est de sa vie – jeunes femmes tout juste pubères, mère, grand-mère. Le bzou, lui, est silencieux : il est animal, il est homme mais il a aussi sa part de féminin, il est corps et il est pulsions, il est sans inhibitions et il fascine, mais il est muet.

C’est violent, mais pas d’une violence gratuite, inutile, absurde, et donc abjecte. C’est violent d’une violence salvatrice, vraie, constructive, de celle qui fait voler en éclats les volets rouillés qui depuis trop longtemps barrent l’accès à la lumière.

Toute l’audace du pari d’autrice et de metteuse en scène est dans la construction des histoires de ces personnages qui s’entrelacent, et qui se déroulent dans le même temps, dans des espaces contigus, avec l’originalité supplémentaire d’instaurer, à la fin de chaque « boucle », une remise à zéro, où bzou et grand-mère ressuscitent si nécessaire, où les rôles peuvent glisser d’une interprète à une autre, où les symboles et les thématiques se renouvellent. Au spectateur la liberté de faire ses choix, de suivre un lieu, un personnage, un(e) interprète, un angle de vue. De composer son spectacle. De prendre, ou de refuser, de réfléchir ou de ressentir, d’être actif ou de rester statique.

Les interprètes se sont emparé.e.s à bras-le-corps de cette proposition, pour la jouer sans retenue, en faire leur chair même. Yoann Boyer dans le personnage du bzou est absolument sublime : pris dans une transe où son corps parle par le moindre de ses gestes, il lèche, étrangle, monte aux arbres, plante des banderilles dans le sol meuble, danse au milieu de la clairière avec la même intensité brûlante. Il est présence presque pure, plus animal qu’homme, mais exprime aussi sa part de fragilité, de soif d’amour, de solitude triste. Un miracle d’équilibre dans une interprétation des plus difficiles. Anne Naudon campe brillamment une mère complexe, tiraillée par le passage des générations, face à sa finitude et à son inquiétude pour les filles qu’elle a engendrées. Laurence Janner, d’une justesse désarmante, est une grand-mère magnifique, une combattante pleine de vie et d’énergie qui s’ingénie à entraîner ses petites-filles au combat au corps-à-corps. Laurène Fardeau et Sophia Chebchoub sont les deux Chaperons Rouges, deux sœurs qui doivent traverser toutes les transformations et les initiations, faisant aussi bien l’apprentissage de la violence, de l’amour, de la sexualité, de leur nouvelle place en tant que femmes, que du danger et de ce qui transforme la peur en détermination. Laurène Fardeau, en plus d’être extrêmement juste dans son jeu, a un talent certain pour la chanson – on laisse au spectateurs la surprise de découvrir le choix très judicieux des œuvres interprétées.

On pourrait continuer à écrire longtemps sur la complexité et l’adresse de l’écriture, sur les nuances du jeu, sur le rôle du regardeur – terme qu’on devrait peut-être ici préférer à spectateur.

Mais la conclusion, à la fin, s’impose de même : il s’agit là d’une œuvre extrêmement puissante, d’autant plus forte qu’elle s’empare frontalement – et avec grand talent – de thèmes absolument centraux de la psyché individuelle comme collective. Plus d’une fois, les yeux se détournent ou au contraire restent rivés à une scène qui fascine. Plus d’une fois la gorge se noue, les poitrines se serrent, les cœurs battent plus vite et plus fort. On est là au plus proche de la vocation, de la vertu et de la force du théâtre : révéler, au groupe comme à l’individu, ce qu’ils s’ingénient à se cacher, pour mieux leur permettre de le garder à la conscience. Voir même peut-être pour commencer à exorciser le mal.

Du théâtre qui n’oublie pas qu’il est un rituel.

Du théâtre qui peut changer le monde, si jamais il en fut un qui eût ce pouvoir.

Une œuvre à ne pas manquer, de celles qui marquent durablement une histoire de spectateur.

mise en scène Edith Amsellem

avec Yoann Boyer, Laurène Fardeau, Laurence Janner,

Lou Montézin remplacée par Sophia Chebchoub, Anne Naudon

création sonore et musique Francis Ruggirello

scénographie Edith Amsellem, Laurent Marro, Charlotte Mercier, Francis Ruggirello

chorégraphie Yoann Boyer / coiffures et maquillages Geoffrey Coppini

création costumes Aude Amédéo / travail autour du tricot : Charlotte Mercier

régie générale Laurent Marro / régie son William Burdet

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Mathieu Dochtermann
Passionné de spectacle vivant, sous toutes ses formes, des théâtres de marionnettes en particulier, du cirque et des arts de la rue également, et du théâtre de comédiens encore, malgré tout. Pratique le clown, un peu, le conte, encore plus, le théâtre, toujours, le rire, souvent. Critère central d'un bon spectacle: celui qui émeut, qui touche la chose sensible au fond de la poitrine. Le reste, c'est du bavardage. Facebook: https://www.facebook.com/matdochtermann

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