
Bal masqué, une promenade dans la profondeur d’une œuvre
Au Théâtre de la Commune à Aubervilliers, l’équipe qui empoigne la pièce de Mikhaïl Lermontov en déplie les multiples dimensions et traque à petits pas le mystère de ses personnages. Bien bel effet. A voir jusqu’au 17 février.
Les jeux d’argent, le jeu social, et l’amour sous une certaine forme : Arbénine, le héros de Bal masqué, se trouve au centre de ces différentes zones de guerre. Il fatigue : bien qu’il affirme ne plus parier depuis des années, il se laisse aller à plonger dans ce vice parfois. Pour lui ou pour d’autres. De toutes façons, il ne peut s’empêcher d’aller fréquenter cette société peu exaltante, ces soirées longues et lassantes. Ne lui reste qu’un sentiment assez peu clair pour Nina sa femme : lui voue-t-il quelque chose d’absolu ? ou la voit-il comme quelque chose qui lui permet de se maintenir un doigt hors du puits d’absolu où il a glissé ?
À cet endroit, on aura envie de préciser que, dans cette mise en scène de Bal masqué, rien n’est figuratif, comme toujours chez Marie-José Malis. Parfois, on s’est dit devant ses spectacles que l’on “devait imaginer”. Cette fois, cette idée ne vient même pas en tête : d’emblée, on sent. On plonge dans ces odeurs de soirées de jeux et de paris déliquescentes où la fatigue humaine s’affiche, sans que ces parfums-là soient diffusés ou mimés en aucune façon. On écoute et observe ces voix et ces corps se donnant entiers. Et lors des grandes scènes plus intimistes, on laisse les interprètes modeler la matière textuelle et leurs personnages avec lenteur et précision, car on sait qu’on recevra beaucoup. Le travail de réflexion, entre autres, de Marie-José Malis metteuse en scène, et l’abandon de ceux qui jouent, associés à une partie technique au garde-à-vous, sont à un point qui amène, tout naturellement et patiemment, l’œuvre mise sur scène à se déplier, à dérouler en douceur la plupart des dimensions qui la composent. Ce travail artistique-ci atteint à l’ouverture. Et on aime observer à l’œuvre cette union d’efforts pour aller toucher du doigt l’atome central, et le mystère, des principaux personnages de la pièce.
On aura envie de noter ici aussi que le fameux bal masqué désigné par le titre est un événement qui rassemble la plupart des protagonistes de l’intrigue et se déroule vers le début : il semble inviter à comprendre que le masque facial, sensé permettre des mots et des gestes que l’on retiendrait habituellement, n’est qu’un artifice vain. Que tous les personnages feraient mieux de hurler directement d’emblée les tourments profonds qui les habitent, pour être un peu compris et soulagés.
Interprètes hypnotiques
Arbénine, donc. Avec face à lui Nina, à la force exceptionnelle, qu’il accuse de lui avoir été infidèle pendant le fameux bal. On retrouve dans ces rôles le duo tant admiré dans Dom Juan, Juan Antonio Crespillo et Sylvia Etcheto : empoignant le texte à mots lents, ils le laissent patiemment infuser et se livrer entièrement. La forme conçue pour que le processus se fasse – léger fond musical et frontalité, avec aussi tissus tendus en arrière-plan – sert cette matière textuelle et ce jeu hypnotique. Au final, ces deux figures centrales fascinent le plus souvent : les duettistes Crespillo et Etcheto apparaissent comme servant à la fois superbement texte et personnages en même temps. S’il leur arrive de trébucher après quelques trois heures de spectacle, ils se rattrapent magnifiquement ensuite.
A eux se mêlent un prince qui court après son argent perdu et après une place dans ce monde déliquescent, et qu’Arbénine se choisira pour ennemi mortel : Laurent Prache parvient à le transfigurer, surtout dans les premiers actes. On est également marqué par celle qui essaye de tirer les ficelles de cet univers en coulisses, incarnée par Virginie Colemyn, magnifique de tristesse sourde lors des passages où elle bouillonne. Et d’autres figurent viennent compléter cette mascarade : Sprich, pris en charge par un Marc Susini qui s’amuse follement, délectable et méchamment virevoltant dans ses apparitions ; l’ombre qui vient régler les comptes à la toute fin, confiée au grand Pascal Batigne, terrassant de rage rentrée ; ou un Olivier Horeau que l’on voit hélas trop peu, embrasant chacune de ses répliques et la tirade chargée de souvenirs durs qu’il lance à Arbénine. A cet instant, on se rappelle à quel point il fut un Sganarelle historique.
Si, pour un non-familier de la pièce écrite en 1835 par Mikhaïl Lermontov, certains protagonistes peuvent apparaître trop vite laissés sur le côté, et si en certains endroits des longueurs se font sentir – la version complète de cette mise en scène, à voir les week-ends, dure cinq heures entracte non compris, mais sans qu’aucun effet prétentieux se fasse ressentir tout du long – les mots chargés d’intensité et d’ouverture – magnifiquement traduits par André Markowicz – et l’union de tous ces talents brûlants font de Bal masqué une expérience artistique à vivre, dans une salle dont les projecteurs éclairant l’espace public restent quasiment allumés tout du long, de façon à ce que le partage se fasse. Un moment d’échange, de vie et de méditation théâtrale sous les lumières obsédantes de Jessy Ducatillon.
A voir jusqu’au 17 février au Théâtre de la Commune, à Aubervilliers. Informations et réservations : https://bit.ly/3oGjj3t
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Visuel : © Willy Vainqueur