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[Interview] Frédéric Schulz-Richard, acteur dans “Malmkrog” : “le texte comme colonne du travail”

[Interview] Frédéric Schulz-Richard, acteur dans “Malmkrog” : “le texte comme colonne du travail”

11 July 2020 | PAR Geoffrey Nabavian

Familier du théâtre d’Hubert Colas, et comédien aussi dans les pièces de Marie-José Malis ou Edith Amsellem, Frédéric Schulz-Richard incarne, dans Malmkrog, Nikolaï, le propriétaire de la grande maison où ont lieu les conversations rythmant la marche du film. Entre travail sur la mémoire, et le niveau de sa voix, ou extrême précision nécessaire des déplacements, il revient sur cette expérience de tournage avec le cinéaste Cristi Puiu, qui l’a amené à s’emparer de textes évoquant religion, mal et résurrection.

Vous avez pu être habitué, côté théâtre contemporain, à répéter des pièces hors format. Lors du tournage de Malmkrog, quelles ont été les différences, et les ressemblances, avec ce que vous connaissiez déjà ?

Frédéric Schulz-Richard : Côté ressemblances, il y a eu la manière dont on a travaillé en amont. Nous avons fait des répétitions, dans une chambre d’hôtel près du manoir où nous allions ensuite filmer. Ç’a été un vrai travail à la table, au cours duquel nous avons réalisé le montage du texte (tiré des Trois conversations de Vladimir Solovyov), en en discutant beaucoup ensemble. Cristi nous guidait, bien sûr, mais nous, les cinq interprètes, avons eu une participation active dans ce processus. Pendant le tournage, d’ailleurs, nous n’avons pas eu l’impression que l’un ou l’une de nous tenait un rôle plus central que les autres : nous nous sommes vite sentis comme “les cinq doigts d’une main” (moi j’étais “le pouce”). Et lors de ce travail, nous nous sommes demandés “Pourquoi enlever tel passage », etc. . J’ai ressenti des similitudes, aussi, par rapport au théâtre d’Hubert Colas – qui est un metteur en scène très précis vis-à-vis du positionnement dans l’espace – au moment de tourner la scène d’entrée dans la salle, au début de la première grande conversation : il y avait des repères extrêmement précis au sol, qui nécessitaient pour ma part que j’aie des yeux à la place des pieds. Côté différences, j’ai senti le cinéma extrêmement présent, dans tous ses procédés, et même si j’avais déjà fait des films, j’ai donc éprouvé le besoin de devoir “amadouer” la caméra, au début.

Le travail sur la diction a-t-il été intense ?

Frédéric Schulz-Richard : En revoyant le film une fois, je me suis fait la réflexion qu’il constituait quasiment un documentaire sur la prise de parole par des comédiens. Comment elle circule, s’échange, s’effondre… Cristi Puiu a donc gardé, au montage final, les fois où on était un peu en péril côté diction. Quand cela arrive au théâtre, par exemple, ça frise l’incident, quelque chose s’arrête dans l’air. Là, dans Malmkrog, il y a trois-quatre occurrences où on sent que ça fourche. Et du coup les personnages ont l’air de se dire : qu’est-ce qui s’effondre, devant nous tout à coup ? Par conséquent, Cristi ne nous a pas fait faire de travail collectif sur la diction. Il y a eu, surtout, un travail d’abord sur la mémoire, car l’objet littéraire à mémoriser était imposant, et un texte appris prend du temps pour descendre dans tout le corps et l’habiter. Côté manière de parler, tout de même, Cristi m’a demandé de baisser d’un demi-ton par rapport au niveau habituel de ma voix. Cela a changé mon rythme et mon énonciation.

Le travail sur le jeu physique a-t-il été intense ?

Frédéric Schulz-Richard : Là, c’est le cinéma qui est intervenu : nous avons dû souvent être précis quant aux repères que nous avions au sol, à respecter au millimètre près. Cristi Puiu a un regard de peintre. Parfois, nous fourchions côté déplacements et nous retrouvions avec un élément de décor inapproprié derrière nous. La conscience de cela a impacté nos corps. Et nous avions aussi l’impression, au bout d’un moment, d’évoluer avec un tempo commun. Du même coup pour ma part, j’avais une musique en boucle dans la tête, lors de mes phases sans texte, pour ne pas décrocher du tempo. Cristi m’a aussi formellement interdit, dans les scènes de repas, de regarder les autres convives du coin de l’œil. Il estimait que cela induisait, à l’image, l’idée d’une complicité un peu suspecte. Il voulait que la figure que j’incarne, Nikolaï, regarde ses interlocuteurs avec tout son visage, ou pas du tout. On distingue peut-être peu, dans mes scènes, cette direction de jeu, mais cela engageait l’air de rien un rapport à la franchise, qui va assez bien avec le discours très entier du personnage que je joue.

De votre point de vue, tout le film est-il réaliste, ou l’image bascule-t-elle parfois dans l’abstrait ou dans un monde au-delà du réel ?

Frédéric Schulz-Richard : Le film contient une scène très étrange : celle de l’attaque, après la conversation initiée par Édouard sur la “culture européenne” et sa “mission civilisatrice”. Cette scène montre l’irruption d’un réel ignoré jusqu’à présent, au cours de la marche du film, par les cinq personnages qui dialoguent. Et je pense qu’il y a plusieurs façons d’aborder cet “attentat”, qui n’était pas présent au début dans le scénario, d’ailleurs. Le discours devait s’arrêter, à un moment, car en son sein, les cinq protagonistes ignorent ce qui se passe autour d’eux dans le monde. Quelques références sont faites au communisme naissant, mais la séparation est très nette. Après, est-ce que cette scène induit un passage dans un autre monde… On remarque que les costumes ont changé, après elle. Les tenues se sont noircies. La conversation porte sur la résurrection, la mort, et le ton est plus grave. Cette scène est au final une énigme, en plein cœur du film. Peut-être que la seule façon de la résoudre est de se dire qu’on peut tuer les gens qui discutent mais pas la conversation elle-même. D’autre part j’ajouterais qu’on peut remarquer quelques sautes temporelles au sein du film, aussi. Des écarts calculés. Ou l’apparition, puis la disparition, d’éléments, tels un sapin de Noël… Cristi affirmait, à ce titre, que le texte transposé, les Trois Conversations écrites par Vladimir Solovyov, “continuait à [lui] parler assez urgemment », malgré sa date de publication, l’année 1900.

Comment résumeriez-vous le parcours de votre personnage ?

Frédéric Schulz-Richard : Nous n’avons jamais parlé, à ce titre, en termes de psychologie de personnage. Ç’a été évacué d’emblée. La colonne de notre travail d’acteurs a été le texte. Ensuite parfois, nos rapports dans l’espace, presque malgré nous, racontaient des histoires. Celui que j’incarne, Nikolaï, a pas mal de facettes, en tant qu’homme : il est celui qui reçoit les autres chez lui, il fait plutôt circuler la parole, il reste souvent distancié, puis il participe à des estocades sur les thèmes qui lui importent. En termes de texte, et de propos avancés lors des différentes conversations, il représente un peu l’auteur Solovyov, et il reste confronté à une question insoluble : comment concilier existence du mal sur Terre, et existence de Dieu ? L’interlocutrice Olga croit en Dieu et nie le mal. Au final, pour tenter de trouver une réponse, il effectue un “bond en avant” osé, presque désespéré : il dit qu’il va tout miser sur la “résurrection physique historiquement attestée”, donc possible, maintenant que davantage d’hommes croient, unis. Au sein de ses parties textuelles, aussi, il connaît un conflit – qui parvient à se dérouler sans heurts, dans un rapport d’estime – avec Olga.

Avez-vous été “satisfait” des réactions des spectateurs, lors des projections du film auxquelles vous avez participé ?

Frédéric Schulz-Richard : J’ai été extrêmement marqué par l’écoute que le public a manifestée, une écoute attentive et participative. Lors des projections dans le cadre de la Berlinale, par exemple, les gens riaient, et faisaient montre d’une écoute très active. Cristi l’avance lui-même, il ne propose pas un discours, dans ce film. Malmkrog a l’élégance de ne rien asséner.

Une dernière question, très personnelle : où en êtes-vous, personnellement, avec la croyance religieuse ?

Frédéric Schulz-Richard : Je vais vous raconter une anecdote. La dernière semaine du tournage a été consacrée à l’énorme conversation de la fin du film, où Nikolaï et Olga se font face dans le calme, devisant du mal, de Dieu, du Christ et de la résurrection. A un moment, j’étais dans la cour du manoir en train de faire des italiennes de cet imposant texte. J’étais au bord d’une fontaine et il y avait des galets devant moi. De manière inconsciente, j’ai dessiné une croix avec ces galets. Et alors Cristi est venu pour me poser une question, quant au plan de travail. A ce moment, je me suis alors senti gêné, comme si je venais d’être pris sur le fait.

Propos recueillis par Geoffrey Nabavian

Visuel : Frédéric Schulz-Richard dans Malmkrog © Shellac Films

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Geoffrey Nabavian
Parallèlement à ses études littéraires : prépa Lettres (hypokhâgne et khâgne) / Master 2 de Littératures françaises à Paris IV-Sorbonne, avec Mention Bien, Geoffrey Nabavian a suivi des formations dans la culture et l’art. Quatre ans de formation de comédien (Conservatoires, Cours Florent, stages avec Célie Pauthe, François Verret, Stanislas Nordey, Sandrine Lanno) ; stage avec Geneviève Dichamp et le Théâtre A. Dumas de Saint-Germain (rédacteur, aide programmation et relations extérieures) ; stage avec la compagnie théâtrale Ultima Chamada (Paris) : assistant mise en scène (Pour un oui ou pour un non, création 2013), chargé de communication et de production internationale. Il a rédigé deux mémoires, l'un sur la violence des spectacles à succès lors des Festivals d'Avignon 2010 à 2012, l'autre sur les adaptations anti-cinématographiques de textes littéraires français tournées par Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. Il écrit désormais comme journaliste sur le théâtre contemporain et le cinéma, avec un goût pour faire découvrir des artistes moins connus du grand public. A ce titre, il couvre les festivals de Cannes, d'Avignon, et aussi l'Etrange Festival, les Francophonies en Limousin, l'Arras Film Festival. CONTACT : [email protected] / https://twitter.com/geoffreynabavia

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