Théâtre
“Acteurs !” à Aubervilliers : une recherche parfois fulgurante, aux interprètes magnifiques

“Acteurs !” à Aubervilliers : une recherche parfois fulgurante, aux interprètes magnifiques

23 January 2020 | PAR Geoffrey Nabavian

En ce début 2020, c’est une joie de retrouver les comédiennes et comédiens grands habitués des mises en scène de Marie-José Malis, dans un spectacle en forme de recherche artistique qui, s’il se perd parfois, réserve aussi quelques moments intenses et ouverts. A voir jusqu’au 26 janvier

En 2017, Marie-José Malis, directrice du Théâtre de la Commune à Aubervilliers, signait dans ce lieu un miracle théâtral, un chef-d’oeuvre d’avant-garde épuré et ouvert à toutes les réflexions et identifications : une mise en scène de Dom Juan de Molière, dans une salle sans décor, avec ses machineries à nu. Un spectacle pourvu d’un rythme étiré et hypnotique, avec pour servir ses partis-pris, de magnifiques comédiennes et comédiens. En janvier 2020, on les retrouve au centre d’une recherche titrée Acteurs !, à l’affiche à Aubervilliers jusqu’au 26 janvier.

Exposé sur l’Objet petit a

Le spectacle, qui entend mettre ses interprètes totalement au centre de son propos et de ses procédés, et affiche un aspect peu figé, débute par ces mots: “Nous allons vous parler de Jacques Lacan“. Les comédiens détaillent ensuite, à tour de rôle et avec la manière de jouer qu’on leur connaît, assez récurrente dans les créations de Marie-José Malis, les propos du psychanalyste quant à “l’Objet petit a”. Qu’on définira ici comme la part de vide existant entre l’intériorité de tout être et l’image qu’il renvoie, part qui peut faire naître chez lui le désir. Au final, le tableau d’Holbein Les Ambassadeurs est montré, avec au centre sa célèbre anamorphose. Tout est expliqué : cet élément surprenant doit d’abord retenir l’œil de celui qui regarde l’oeuvre, qui pourra y voir ensuite un reflet de la réalité distordu, puis un crâne. Comme une représentation inattendue d’un vide, si l’on suit bien. Les interprètes concluent avec une hypothèse : l’acteur doit chercher à produire, ou doit “aimer provoquer”, une suite de réactions semblables chez ceux qui le regardent.

D’autres retiendront peut-être de cet exposé fait à un rythme très mesuré des éléments plus détaillés ou complets : le texte dit apparaît compréhensible mais dense, offert aux sensibilités de chaque spectateur. Les interprètes font en tout cas d’emblée montre de leur talent : Juan Crespillo se montre charismatique et concret à l’extrême lorsqu’il révèle le tableau, Julien Geffroy passionne avec sa haute stature et son air bonhomme. On entend tout à coup que “le morceau de texte qui va suivre sera lu“, car le grand Pascal Batigne n’est hélas pas là ce soir, retenu du fait d’un décès. Et on se questionne : où est l’immense Victor Ponomarev ? Quelques remarques qui questionnent nos temps actuels, de surcroît, font leur effet : on aime lorsqu’il est dit que l’anamorphose du tableau, dont on finit par percevoir la forme de crâne, peut suggérer que le travail des “ambassadeurs” représentés sur la toile va s’avérer vain pour eux, ou pour leur monde, déjà trop corrompu.

Acteur duquel tout surgit

Ensuite, lorsque le vif du sujet est abordé, lorsque la tentative de lier mystérieuse part de vide lacanienne et acteurs se met en branle, on se laisse surtout accrocher par le spectacle à partir de la séquence où Sylvia Etcheto récite le premier monologue de Lady Macbeth, issu de la pièce écossaise écrite par William Shakespeare. Avant qu’elle débute cette tirade, une grande feuille affichée sur un chevalet vient préciser l’oeuvre donnée à entendre, ainsi que le nom de la musique diffusée en guise d’accompagnement (et ce d’une manière qui peut rappeler les films de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub). Ce chevalet sera pas mal utilisé, au cours du spectacle. On précise que cependant, aucune mise en contexte du passage dit n’est faite (pas plus que pour les extraits de Sophocle, Jean Racine, Robert Walser ou Heinrich von Kleist qui seront également dits) : avoir les œuvres en question un peu en tête aide, objectivement, à davantage comprendre le travail.

Lorsqu’elle s’empare des mots de Lady Macbeth, Sylvia Etcheto les profère seule dans une salle sans décor, avec elle-même pour unique effet spécial. En cet endroit, on voit en effet surgir une figure d’acteur seul, qui fait naître tout un monde par son seul jeu et sait se faire tantôt très humain tantôt plus abstrait, afin que l’on puisse se regarder en elle et dans d’autres temps que le sentiment de vide naisse. Comédienne a la fois très concrète et en même temps terriblement lyrique, Sylvia Etcheto réussit cet exercice et offre au spectacle l’une de ses fulgurances. Puis elle explique, à voix assez basse, la recherche opérée pour travailler ce passage shakespearien, et ses résultats (recherche produite sous la direction de l’artiste Däper Dutto, crédité comme concepteur du spectacle mais désireux de s’effacer au profit des interprètes). Plus loin, Olivier Horeau livre également une sublime interprétation d’un extrait de pièce de Jean Racine, parvenant même, au début, à faire oublier l’écriture en alexandrins. Une séquence où il est vêtu d’un costume, qui apparaît comme un effet pas trop appuyé. En de tels instants, le spectacle passionne et interroge, disséquant même un peu au passage la manière de jouer des interprètes, manière qu’on croise souvent dans les pièces mises en scène par Marie-José Malis.

Quant à la longue scène, avec un texte de Robert Walser pour base, jouée par la charismatique Lou Chrétien-Février, elle produit un effet très spécial. Pleine d’effets, d’emportement et de mouvement, elle donne accès à la vérité de son interprète, ainsi qu’à son humanité, dans les instants où l’énergie de celle-ci marque une pause : elle apparaît dans ces moments-ci sublimement blessée, tant dans son jeu physique que dans sa voix. Et à la fois terrienne et comme transportée vers l’abstraction, elle aussi. Tantôt miroir, tantôt entitée venue d’ailleurs, du vide.

Acteurs ! apparaît ainsi traversé par quelques moments fulgurants, et on eût aimé que sa “dramaturgie” s’avère un peu plus tenue (parmi les premières scènes post-exposé lacanien, une séquence tirée de Molière, sensément divertissante mais trop scatologique, fait hélas peu d’effet, par exemple). Ou que certaines de ses actrices aient plus à dire, telles Sandrine Rommel, ou Isabel Oed, toutes deux habitées et brillantes, dans leurs trop courts temps de parole. Annoncé avec une durée d’environ deux heures, ce spectacle en forme de recherche très mouvante, extrêmement expérimental, compte en fait aussi une deuxième partie d’une heure trente, après un entracte. Une suite qu’on n’a hélas pas pu voir, annoncée comme jouée sur un tout autre registre (et visible un autre soir que celle qui la précède, si besoin est). Dans sa forme actuelle, la première partie arrive en tout cas à se montrer souvent cohérente, et à offrir quelques passages où son projet se réalise sous nos yeux.

Acteurs ! se tient jusqu’au 26 janvier au Théâtre de la Commune à Aubervilliers.

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Visuels 1 : © Willy Vainqueur

Visuel 2 : affiche du spectacle Acteurs !

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Agenda des vernissages de la semaine du 23 janvier
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Geoffrey Nabavian
Parallèlement à ses études littéraires : prépa Lettres (hypokhâgne et khâgne) / Master 2 de Littératures françaises à Paris IV-Sorbonne, avec Mention Bien, Geoffrey Nabavian a suivi des formations dans la culture et l’art. Quatre ans de formation de comédien (Conservatoires, Cours Florent, stages avec Célie Pauthe, François Verret, Stanislas Nordey, Sandrine Lanno) ; stage avec Geneviève Dichamp et le Théâtre A. Dumas de Saint-Germain (rédacteur, aide programmation et relations extérieures) ; stage avec la compagnie théâtrale Ultima Chamada (Paris) : assistant mise en scène (Pour un oui ou pour un non, création 2013), chargé de communication et de production internationale. Il a rédigé deux mémoires, l'un sur la violence des spectacles à succès lors des Festivals d'Avignon 2010 à 2012, l'autre sur les adaptations anti-cinématographiques de textes littéraires français tournées par Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. Il écrit désormais comme journaliste sur le théâtre contemporain et le cinéma, avec un goût pour faire découvrir des artistes moins connus du grand public. A ce titre, il couvre les festivals de Cannes, d'Avignon, et aussi l'Etrange Festival, les Francophonies en Limousin, l'Arras Film Festival. CONTACT : [email protected] / https://twitter.com/geoffreynabavia

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