
Aux Abbesses, Ionesco suite sans fin
Emmanuel Demarcy-Mota et sa troupe d’acteurs tirent toute la folie drolatique et l’insolite étrangeté du dramaturge de l’absurde dans un pot-pourri réjouissant intitulé Ionesco suite créé il y a cinq ans et repris pour la deuxième fois au théâtre des Abbesses.
Une partie du public est sur scène. Des gradins sont disposés de part et d’autre du plateau resserré qui favorise une proximité et une complicité avec les spectateurs invités par la configuration tri-frontale de l’espace à un repas de fête qui tourne au cauchemar.
Une longue table de banquet traditionnellement dressée tantôt pour une fête de noces, tantôt pour un anniversaire, est mise à sac sans convention à coup de bulles de Champagne et de gâteau à la crème. On monte dessus, s’étreint, se saoule, se salit, se défait ; c’est réjouissant, régressif et explosif à souhait. Ces écarts de conduite ne supportent aucun dérapage et les comédiens très en forme tiennent la pièce hyper rythmée en suivant une horlogerie impeccablement huilée.
Il faut noter qu’ils accompagnent pour certains leur metteur en scène depuis déjà vingt ans, qu’ils se connaissent bien, qu’ils jouent beaucoup ensemble, qu’ils ont eux-mêmes créé ce spectacle collectivement, qu’ils le portent depuis des années en le jouant aussi bien dans des salles de théâtre qu’en dehors, dans des lycées, des garages, un centre pénitentiaire, qu’ils le tourneront encore cet hiver en Bretagne et à Berlin, tout cela sans ne jamais perdre le plaisir partagé et cela se sent. C’est la principale force de la troupe qui remet sans cesse son oeuvre au travail.
Ce Ionesco suite composé d’extraits des premières pièces du dramaturge écrites dans les années 1950 (Jacques et la soumission, Délire à deux, La cantatrice chauve, La leçon), met à vue et à vif le saccage des conventions sociales, des rapports conjugaux sans affection, la violence d’un monde en proie à la déliquescence, la perte du sens et du langage, le chaos généralisé en somme. Mais le rire l’emporte sans écarter l’effroi. C’est si drôle, extravagant, glaçant. Du Ionesco pur jus, parfaitement dans le ton.