Essais
Célia Bussi : “Ce qui est formidable dans l’œuvre de De Filippo, c’est qu’il y a beaucoup de brèches de modernité”

Célia Bussi : “Ce qui est formidable dans l’œuvre de De Filippo, c’est qu’il y a beaucoup de brèches de modernité”

11 March 2023 | PAR Julia Wahl

Célia Bussi est chercheuse en théâtre italien, autrice d’une thèse sur Eduardo De Filippo, qu’elle a condensée en un livre, Eduardo De Filippo. Fabrique d’un théâtre en éternel renouveau (Sorbonne Universités Presse, 2021). La pièce de De Filippo La Grande Magie ayant fait l’objet de deux adaptations en France en 2022, nous avons échangé avec elle sur cette belle actualité pour un auteur peu monté de ce côté-ci des Alpes.

Votre livre sur Eduardo De Filippo s’inspire de votre thèse…

Oui, c’était mon sujet de thèse. J’ai fait ma soutenance de DEA sur Goldoni et j’avais adoré travailler sur le mélange de comique et de tragique, mais aussi de dialecte et d’italien. Or, à un moment où je cherche un auteur pour travailler sur une thèse, j’assiste à deux mises en scène de La Grande Magie [de Eduardo De Filippo] et je commence à lire ses œuvres. J’y retrouve ce mélange de comédie et de tragédie. L’universalité du propos m’a passionnée : il y a l’ancrage napolitain, la petite histoire, mais, au-delà, il y a la grande Histoire qui vous est narrée. La question de la tragédie moderne m’a aussi intéressée, et donc ce mélange de dialecte et d’italien, avec y compris plusieurs mélanges de dialectes et, surtout, le fait que De Filippo soit à la fois auteur, comédien, metteur en scène, chef de troupe, scénographe et directeur de théâtre. Ainsi, ce qui m’a intéressée, c’est la façon dont la scène a influencé l’écriture de l’écrivain, mais aussi le fait que tous ses comédiens étaient encore vivants, de même que le scénographe et les machinistes : j’ai vraiment voulu aller vers des recherches de terrain, ça ne m’intéressait pas de faire une thèse en bibliothèque sur des textes.

Comment expliquer la discordance entre la notoriété de De Filippo en Italie, où il fait figure d’institution, et le fait que, s’il y a quelques mises en scène çà et là en France, il y est peu reconnu ?

A Naples, c’est carrément une icône : on le trouve sur chaque étal, dans les bandes dessinées, dans les livres… Il est aussi très connu dans le monde entier : il a été traduit en vingt-deux langues dans quarante-huit pays, de l’Asie jusqu’en Amérique.

Sur sa faible notoriété en France, il y a à mon avis plusieurs choses : c’est un auteur dialectal, et je pense que la plupart des traducteurs en France se sont d’abord intéressés à d’autres à cause d’un a priori dommageable. Ensuite, il y a eu une mise en scène de Zi’Nico ou les Artificiers qui venait de sa pièce Le Voci di dentro, qui est une pièce poignante sur la délation et l’après-guerre, qui est tout sauf un vaudeville, et je pense qu’elle a été jouée de manière très comique. De Filippo n’a pas du tout aimé et il a retiré ses droits en France suite à cette mise en scène, pendant une vingtaine d’années. C’est avec la mise en scène de Jean Mercure de L’Art de la comédie (1984), qu’il est revenu en France, mais le fait qu’il ait retiré les droits pendant vingt ans a, je pense, coupé la possibilité de diffuser son œuvre.

Il y a peut-être eu aussi un manque de compréhension de son œuvre sur le tragicomique. C’est vrai que, si on prend par exemple La Grande Magie, il y a la femme, le mari et l’amant et, du coup, très vite, on bascule dans un vaudeville. Et non, c’est tout sauf un vaudeville. Peut-être qu’on veut trop vite, dans un pays cartésien, faire ou du comique ou du tragique. Moi, les pièces que j’ai vues jouer et dont je parle dans mon livre, sont remarquables et ont bien compris cela. Je suis très contente aujourd’hui qu’il ait suscité l’intérêt du directeur du Théâtre de la Ville [Emmanuel Demarcy-Mota] ou d’une cinéaste comme Noémie Lvovsky, qui en a fait un film très subtil.

Justement, avez-vous une explication à « cette résurrection » ?

Noémie Lvovsky m’avait dit qu’elle avait simplement vu La Grande Magie à la Comédie-Française. Pour Demarcy-Mota, je ne sais pas. Par contre, il m’a fait découvrir quelque chose, c’est le théâtre de l’absurde : c’est vrai que cette attente [le retour de la femme aimée], il en a fait une pièce de théâtre de l’absurde et j’ai trouvé ça intéressant. Peut-être que deux grands artistes se rendent compte enfin que le texte de De Filippo est un texte universel et toujours très vivant. En même temps, c’est une pièce très moderne qui, avec ses dénouements ouverts, laisse une place aux metteurs en scène d’aujourd’hui pour qu’ils la réinterprètent.

Comment articuler le verrouillage du texte par ces didascalies et le titre de votre ouvrage, “un théâtre en perpétuel renouveau” ?

Ce qu’il faut comprendre, c’est que ce sont des didascalies de mise en scène, parce qu’Eduardo De Filippo était très exigeant.

Il y a eu aussi les héritiers, qui gardaient l’œuvre. L’œuvre, par elle-même, incite à ce renouvellement : elle parle tellement par tous ces thèmes, l’appât du gain, la précarité, l’escroquerie les tensions familiales… Aujourd’hui, que rêver de plus que ces thèmes qui sont extrêmement modernes ?

Il y a aussi des metteurs en scène qui ont remanié le texte, mais intelligemment. Les didascalies qui sont du domaine de la mise en scène ou de la scénographie, ce n’est pas grave si on les réinvente.

On pense, quand on voit les didascalies ou des mises en scène télévisées des années 1960, que la scénographie est presque naturaliste, et en fait non. Le scénographe m’expliquait que, quand on les voyait sur scène, les pots de fleurs etc. étaient en fait peints à la main. Pourquoi ? Pour donner au public cette idée d’illusion théâtrale, pour montrer cette confrontation entre la réalité et l’illusion théâtrale et je trouve que, à l’époque d’Eduardo De Filippo, c’est quelque chose d’assez moderne.

Ce qui est formidable dans l’œuvre de De Filippo, c’est qu’il y a beaucoup de brèches de modernité. Donc cette œuvre est très verrouillée par les didascalies, mais elle est tellement ouverte par les dénouements qu’on peut lui donner une tournure différente.

A propos de la scénographie, il y a une évolution dans le travail de De Filippo qui part de la toile peinte pour s’en émanciper : pouvez-vous me parler de cette évolution ?

C’est Bruno Garofalo et Cristina Gaetano qui m’ont expliqué tou.tes deux que c’était vraiment une collaboration. Eduardo a travaillé avec elleux et, au début, il était vraiment sur la toile peinte. Ensuite, Garofalo a proposé une scénographie qui allait beaucoup plus vers l’idée de faire remarquer l’illusion théâtrale. Bruno Garofalo faisait des croquis, que l’on peut voir dans le livre, il peignait les tissus de façon très précise afin que le public prenne conscience de cette illusion. C’est avant tout la dimension théâtrale de la scénographie qu’il voulait mettre en avant et il voulait éliminer toute idée de vraisemblance. Certaines scénographies à la fin sont même assez dépouillées.

Il y a eu aussi beaucoup de théâtre dans le théâtre : par exemple, dans Sik-Sik ou dans toutes les œuvres qui parlent de la magie, la magie est un prétexte pour parler du théâtre dans le théâtre, qui a pour fonction à la fois d’entraîner la réflexion du public, mais aussi de donner un rôle à ce public. C’est une œuvre qui inclut le public. Dans La Grande Magie, par exemple, le public est censé figurer la mer.

Comment êtes-vous passée de votre thèse à ce livre ?

Ma thèse faisait 1400 pages, ce livre environ 500 : aller à l’essentiel me semblait nécessaire pour être plus percutante. Cela permettait de s’exprimer dans un langage plus simple. Surtout, je veux que le public connaisse davantage Eduardo De Filippo. L’idée de mon livre, c’était qu’il n’y ait pas trop de jargon, de le rendre assez vivant, notamment en y mettant des anecdotes. Le but, c’est vraiment une appropriation de ce livre par le public. Et puis, les artistes français.es étaient vraiment intéressé.s d’avoir un livre en français. En Italie, il y en a beaucoup de livres sur Eduardo, mais pas en français et j’espère que ça leur sera utile.

 

Eduardo De Filippo. Fabrique d’un théâtre en éternel renouveau, Célia Bussi, Paris, Sorbonne Université Presses, 2021, “Carnets italiens”, 22 euros.

Visuel : Célia Bussi

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Julia Wahl
Passionnée de cinéma et de théâtre depuis toujours, Julia Wahl est critique pour les magazines Format court et Toute la culture. Elle parcourt volontiers la France à la recherche de pépites insoupçonnées et, quand il lui reste un peu de temps, lit et écrit des romans aux personnages improbables. Photo : Marie-Pauline Mollaret

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