A la Schaubühne de Berlin, Revoir Hamlet, un must d’Ostermeier
Depuis sa création en 2008, l’Hamlet démentiel de Thomas Ostermeier tourne dans le monde entier et compte parmi les musts du répertoire de la Schaubühne de Berlin où chaque représentation affiche toujours complet. Un succès que l’on doit à la mise en scène explosive et destroy du patron des lieux et à la performance exceptionnelle des acteurs dont la star Lars Eidinger.
Ostermeier et Shakespeare, c’est un sans faute assuré ! Un véritable tour de force. Chaque fois que le metteur en scène berlinois s’est attaqué au dramaturge élisabéthain, il a signé une éclatante réussite. Pour preuve, son Songe d’une nuit d’été joyeusement trash, un Othello subjuguant sur la flotte sale et macabre de l’Acqua alta, un Mesure pour mesure dans des bains-douches aux murs jaune pisseux servant de bordel passé au karcher, et enfin, le Richard III diaboliquement tellurique et séduisant qui a triomphé cet été au Festival d’Avignon.
Thomas Ostermeier se distingue comme un maître hors-pair pour s’emparer des textes classiques et en restituer les enjeux politiques et intimes pour aujourd’hui dans un geste libre, sauvage, électrique, percutant. Il tire des œuvres une lecture magistrale d’intelligence et d’insoumission, toujours fidèle mais pas servile, car il malmène au besoin, adapte, condense les textes avec l’aide de son dramaturge Marius von Mayenbourg. Avec moins de mots, moins de personnages, moins d’intrigues annexes, ce sont la chair et les tripes des pièces qu’il extrait sans concession.
Dans un prologue incroyable de force et de beauté, sous la pulsation d’une musique rock tonitruante et les trombes d’une pluie battante, la valse des êtres insincères versant leurs larmes outrées devant la tombe du roi défunt donne étonnamment lieu à une scène de pure comédie burlesque. L’enterrement tourne à la catastrophe. Le fossoyeur malhabile manipule le cercueil et tombe lui-même dans le profond trou de terre brune et boueuse. Sans transition, on passe au banquet du mariage de Gertrude avec son nouvel époux Claudius : une fête frugale et d’une beaufitude sans nom avec nappe en papier, couverts en plastique et carton détrempés de bière et vin rouge en cubi. Ainsi, tout est pourri au royaume du Danemark et les acteurs plongent avec jouissance dans cette laideur pour y faire des merveilles.
Après tant d’années, Judith Rosmair et Stefan Stern sont partis – ainsi va la vie d’une troupe – et remplacés par la magnifique Jenny König passant avec virtuosité de la fragile Ophélie à l’arrogante Gertrude, et Franz Hartwig, très bon et touchant Laerte. Robert Beyer, Sebastian Schwarz sont restés fidèles à leurs rôles tout comme Urs Jucker qui campe un effrayant Claudius. L’indispensable Lars Eidinger est évidemment toujours le rôle-titre, ce gros bébé sale qui boude et qui baffre, aux antipodes du héros romantique idéalisé. Son Hamlet est un médiocre, un pestiféré qui traîne son mal-être comme sa (fausse) bedaine. Un peu à l’écart, il écoute et regarde faussement lunaire et détaché. Taciturne, il ne se confie qu’à la caméra qui le filme en gros plan. Puis l’ado complexé devient enfant terrible. Il fait des siennes, se transforme, se transcende, en créature expansive et débraillée, absolument incontrôlable jusqu’à plonger dans une violence et une folie obsédantes qui provoquent gêne et effroi. L’acteur se fait tornade qui rase et saccage tout sur son passage.
En dépit des qualités indéniables de jeu, de mise en scène et de dramaturgie, l’Hamlet de la Schaubühne se résume dorénavant à sa seule performance. Avec une connaissance parfaite du rôle jusqu’au plus profond de son âme, il peut s’en extraire, bouger les lignes, casser les codes, digresser, déborder, et finalement tout se permettre : faire allumer la salle, s’adresser aux spectateurs, les malmener en toute impunité. Il fait son numéro d’acteur-roi et c’est hallucinant. Avec sa folle démesure et une impeccable justesse, il hisse le spectacle encore et toujours plus haut.
Photo © Arno Declair